Pour oublier l'oubli

Alexis Sukrieh, L'apparition de l'oubli, Paris, L'Astre Bleu, Paris, 2019, 174 p.
"C'est logiquement dans le petit cimetière du village que mon père a été enterré, juste à côté de l'église". L'idée de ce livre est simple, banale même, courante. Il s'agit du décès d'un proche, très proche, le père. Le roman est inattendu et attendu ; mais, d'ailleurs, est-ce bien un roman ? On ne s'attend à rien, et rien ne nous étonne. La relation au père est une relation complexe, familière et courante, familiale mais, pour chacun, chacune, originale. Et l'auteur rend compte clairement de cette banale originalité, comme si elle s'accrochait à lui, lui qui ne l'a pas vu venir. De scènes familiales en réflexions sur sa propre vie, Alexis Sukrieh raconte la mort de son père.
Ici, le père est médecin. Immigré, il a quitté sa Syrie natale et a épousé une normande, médecin aussi. Ils vivent près de Caen. Tout le reste est banal mais spécial ; aucun père pourtant n'est banal, chacun est tellement spécial.
Comment quitter son père puisqu'il le faut puisqu'il nous a quitté ? Telle est la question que pose ce livre. Comment l'oublier sans le perdre ? Comment en garder les mots, les idées, les réflexions qu'il a faites en passant, au petit déjeûner ou en conduisant ? Tout cela de tous les jours d'une vie qui s'en va et qui reste, qui reviendra aussi ? Le livre raconte tout : les dialogues avec le père, des souvenirs d'enfant, souvenirs d'école, de jeux dans le jardin, de vacances, de son père tondant la pelouse, achetant à son fils un costume, conduisant sa BMW un peu vieille mais tellement pleine de souvenirs... Le père est bilingue et il parle arabe, régulièrement. "L'ancien enfant" se souvient de vacances syriennes, des "miettes" de vacances, Palmyre... Le père est multiple, et les fils, la mère sont multiples aussi.
Les lecteurs seront étonnés par ce livre, simple d'apparence et complexe en réalité. L'auteur a su raconter le désastre inévitable du décès de son père. L'auteur n'a rien vu venir, il n'a rien compris. Mais que comprend-t-on de la mort d'un proche ? La devine-t-on ? Non, pas vraiment, semble avouer l'auteur qui raconte simplement sa surprise. Après ? "Il est déjà top tard, le temps des dialogues est révolu".
Le livre fait alterner les moments heureux et les moments qui entourent le décès ; sa prise de conscience n'est pas savante mais humble, ignorante. Livre qui a force d'être banal fait voir l'extraordinaire qui se dégage. "Je n'ai plus aucun repère car je n'ai plus de père" (p. 136). A lire. Un beau livre. Parce que cela est bien conduit, simplement ; l'auteur met ses lecteurs au courant, tout simplement, et il poursuivra sa vie avec et sans son père. Bien sûr. Dans le portrait de cette famille, on a parfois l'impression de manquer la mère, de l'oublier peut-être, elle que l'on sent présente, forte, active pour ne pas perdre le moral, elle dont la vie pourtant est un peu partie aussi... Mais ceci est une autre histoire encore. Le lecteur referme le livre étonné par cette histoire courante, attendue, et tellement inattendue.