Magazine Culture

Le dragon de Calais

Publié le 05 novembre 2019 par Tetue @tetue
Le dragon de Calais

Qu'est-ce qui nous fait ressortir à la nuit tombée en pleine tempête ? Un être cher à voir ? Une obligation professionnelle ? Une personne à secourir ? Même pas. Si nous enfilons nos manteaux de pluie, par dessus plusieurs épaisseurs, si nous ajustons nos bottines et serrons nos capuches, c'est pour aller chasser le dragon. La ville de Calais, surtout connue pour le flux migratoire qui la traverse, est depuis peu envahie par une créature fantastique sortie des eaux. Ce soir, celle-ci fascine petits et grands qui restent bouche bée, près de 20 000, à l'admirer, malgré la nuit, malgré le temps, ruisselants sous les rafales, tandis que la tempête Amélie forcit…

Depuis vendredi matin, nous jouons à cache-cache avec ce dragon à l'itinéraire imprévisible, sous la pluie et le vent qui arrache les parapluies, guidées par ses grognements qui résonnent par delà les immeubles, jusqu'à voir sa gueule rugissante apparaître au coin d'un balcon. Effroi et magie. Dans le peuple qu'il fixe de son œil rouge, je retrouve les trognes bien de chez nous, des carrures de vikings, des regards bleus comme un ciel marin, de frêles petites vieilles encapuchonnées qu'aucun vent ne fait plus fléchir, quelques bourgeois de Calais en beaux habits de pluie molletonnés et beaucoup de petites têtes blondes aux joues rougies par le froid, qui escaladent le dos de leur père ou se cachent dans le giron de leur mère lorsque le monstre apparaît. Dans les rues, scène après scène, la foule se densifie. La bête a ce pouvoir de nous faire sortir de chez nous, braver les éléments, par dizaines de milliers. Dans son sillage, une liesse populaire rassemble. Tous sont là. Ou presque.

Le dragon de Calais

Le spectacle est saisissant. Je rêve de grimper sur la bête, j'observe attentivement ses mouvements, subjuguée par l'ingéniosité de cette belle mécanique, par la précision et la grâce de ses gestes, jusque dans ses battements de cils, qui nous le rendent si proche… C'est le résultat d'un formidable travail d'équipe de deux ans réunissant des compétences artistiques en mécanique, menuiserie, scénographie… Haut de 10 mètres, long de 25 mètres, constitué de 72 tonnes d'acier, de bois et de cuir, le ventre truffé de machinerie, d'air comprimé et d'armoires électriques, la bestiole est la plus grosse jamais réalisée par l'atelier nantais La Machine. Elle se meut dans un réalisme émouvant, interagit avec la foule, dirigée par une dizaine de pilotes. L'animal mythologique s'incarne : il marche, grogne et crache du feu, nous mettant des paillettes plein les mirettes. Au risque de l'aveuglement.

Pièce maitresse d'un ensemble estimé à 27 millions d'euros, ce dragon inaugure un programme de transformation sur plusieurs années, destiné à redorer l'image de la ville associée aux problèmes migratoires et à regagner une attractivité touristique qui ambitionne de renouer avec la belle époque des hôtels chics, du casino sur la plage et de la villégiature à l'anglaise. Près de 30 millions de personnes transitent chaque année à Calais qui est rien moins que le deuxième port de passagers européen. L'objectif est que, attirés par le dragon géant qui restera exposé à la vue en front de mer, certains séjournent sur place. Oui, mais pas tous. Pour que la fête soit réussie, la ville s'est débarrassée de ses indésirables : les « migrants ».

Refoulées aux abords de la ville, qui interdit désormais les distributions de nourriture, près de 500 personnes vivent dehors. Après la parade, ravies et trempées, nous avons pu rentrer nous sécher avant de dormir. La tempête s'est finalement abattue sur d'autres côtes. Mais l'un de ces réfugiés, un jeune homme, est mort intoxiqué par le feu auprès duquel il tentait de se réchauffer. Et tandis que la chimère poursuit ce matin son esbroufe dans les rues, la chasse aux migrants reprend, loin des yeux, le préfet ordonnant la saisie de leurs tentes, bâches et vestes contre la pluie et le froid.

C'est à cet instant que la machine cale, au propre comme au figuré : une pétarade et un nuage de fumée, apparemment accidentels, immobilisent l'animal fantastique pendant de longues minutes, pile face au centre d'accueil Caritas, comme pour saluer les exclus de cet événement, exilés et migrants, rompant le charme et nous renvoyant à la réalité. Dans la foule qui suit le dragon, des tracts critiquent l'indécence du budget englouti dans cette attraction et l'indigne politique de la ville qui « dénie aux migrants leur part d'humanité en les catégorisant comme des parasites qu'il faut cacher ».

Le dragon de Calais

Plus loin sur le parcours du dragon, sur le mur du poste de secours de la plage, un enfant exilé, sa valise aux pieds, observe les côtes anglaises avec une longue-vue sur laquelle un vautour attend. Cette fresque satirique du street-artiste Banksy rend hommage aux migrants qui transitent par Calais au risque de leur vie. Détail qui en dit long, cette œuvre est aujourd'hui protégée d'un plexiglas apposé par la mairie, montrant à quel point celle-ci se soucie des apparences davantage que de leur sort. Plus de 40 personnes sont mortes ces dernières semaines en tentant de rejoindre l'Angleterre.

Dans l'œil du dragon, j'ai vu le reflet d'une ville qui se soucie moins des humains que de son image. Ce ne sont pas les migrants qui ternissent Calais. Mais l'inhumanité avec laquelle ils sont traités.


Pour en savoir plus :


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Tetue 1200 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte