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Joker. Reprendre les corps qu’on nous vole

Par Balndorn
Joker. Reprendre les corps qu’on nous vole
Résumé : Le film, qui relate une histoire originale inédite sur grand écran, se focalise sur la figure emblématique de l’ennemi juré de Batman. Il brosse le portrait d’Arthur Fleck, un homme sans concession méprisé par la société.
Qui aurait cru que l’alliance entre le réalisateur de Very Bad Trip et DC Comics donnerait un produit aussi corrosif que Joker ? Les quelques soupçons qui me restaient avant la projection – déjà bien entamés par nombre de critiques élogieuses au sein de mon entourage – furent balayés dès les premiers plans du film. Non, Joker ne sera pas le spin-off de la meilleure némésis de Batman, mais une histoire de Gotham par en bas, à rebours de celle écrite par le clan Wayne.
Ré-habiter son corps et sa ville
Un film puissant est déjà chose rare. C’est encore plus remarquable lorsqu’on sait qu’à l’origine de Joker, on retrouve la Warner et DC Films, peu réputés pour leur audace artistique (qui a tenu bon durant Suicide Squad et Aquaman sait de quoi je parle). Le seul film récent auquel me fait penser le film de Todd Philipps est L’Époque– proche par ses thèmes, son traitement et son intensité, mais radicalement différent dans ses conditions de production (une œuvre indépendante) et de tournage (un documentaire).Comme L’Époque, et comme d’une certaine manière le Comité invisible, Joker pose une question clef : comment ré-habiter ce monde que le capitalisme a vidé de toute vitalité ? comment reprendre possession de corps brisés par une société du travail à tout crin, à l’instar de la carcasse squelettique d’Arthur Fleck, rouée de coups, abandonnée à même le sol crasseux de Gotham, sur laquelle s’affiche ironiquement le titre du film ? Le jeu hanté de Joaquin Phoenix y tient pour beaucoup. Ses danses outrées, ses mimiques exubérantes, ses rires déments ancrent certes le personnage dans une tradition bouffonne, mais on peut également les interpréter comme les gestes d’un rituel. Resituons-les pour mieux les comprendre. Quand danse Arthur Fleck ? Après un meurtre. Qu’évoquent les torsions de son corps ? Une certaine grâce, une légèreté d’être qui tranche avec la noirceur de Gotham. Osons une hypothèse : après son premier meurtre, accidentel, Arthur Fleck se découvre une nouvelle hexis, une nouvelle manière d’habiter son corps et sa ville. Pour devenir le fameux Joker, le petit homme s’impose à lui-même un rituel de possession, digne d’un exorcisme, au terme duquel il parviendra à inverser les rapports de domination qui plient son corps à la volonté d’un autre. Joker est le lent récit d’une réoccupation incarnée de la métropole capitaliste et des corps de pantin qu’elle produit.
Joker. Reprendre les corps qu’on nous vole
Une histoire populaire de Gotham
Ce faisant, Joker détonne au milieu de l’abondante production audiovisuelle consacrée à Gotham. Jusqu’alors, le cinéma confiait toujours le rôle de narrateur à Batman. De Gotham, nous n’avions qu’une vue surplombante sur un nid de vermines. La position de Bruce Wayne/Batman dans la ville n’était que rarement ramenée à l’ordre social ; et lorsqu’elle l’était, elle aboutissait souvent à une alliance grandguignolesque entre la classe dominante à laquelle appartiennent les Wayne et le petit peuple de Gotham contre la lie émeutière, à l’image de The Dark Knight Rises. Pour reprendre un vocabulaire d’historien, Gotham nous apparaissait seulement au prisme d’une « histoire par en haut ». Or, Joker propose l’inverse : une histoire de Gotham par en bas, une histoire populaire de la métropole. Changer de point de vue implique certes un changement de personnel, mais surtout un changement d’interprétation. Jusqu’à présent représentés comme les bienfaiteurs d’une ville ingrate, les Wayne se révèlent enfin pour ce qu’ils sont : une clique de barons capitalistes prompts à massacrer le peuple pour maintenir leur ordre social inégalitaire. Et le futur Batman, entr’aperçu durant le film, pour ce qu’il sera : un héros contre-révolutionnaire.Heureusement, Joker ne se contente pas de tirer le portrait en négatif de la némésis de Batman. Ce n’est pas un grand méchant individualiste et cynique aux antipodes du Chevalier noir que nous avons, non. Beaucoup plus subtil, Joker peint la naissance d’une collectivité insurgée qui se constitue à travers l’emblème d’un clown tueur de riches. Le Joker n’est pas tant un personnage qu’une (dé)figuration de la rage collective, enfin représentée autrement que comme une « grogne » populaire. Il ne cherche pas à s’arracher au peuple, mais émane presque de la foule et, à tout le moins, s’y confond au milieu des masques de clowns. « Je suis venu au monde pour semer le rire et la joie », s’amuse Arthur Fleck. Qui a vécu une émeute sait qu’elle est la meilleure illustration de cette révolution messianique par la joie d’être.
Joker. Reprendre les corps qu’on nous voleJoker, Todd Philipps, 2019, 2h02
Maxime
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