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De Rousseau à Royal : les anti-Flaubert

Par Argoul

Que Voltaire n’aimât point Rousseau, rien que de plus naturel. Voici deux tempéraments à l’opposé : tous deux persécutés par les Grands, mais Voltaire persifleur et prudent, Rousseau blessé d’amour-propre et cherchant le fouet. Voltaire soumet tout à la raison ; Rousseau se vautre toujours dans la passion. Voilà qui eût pu le rapprocher de Flaubert qui pensait que sans « tempérament » l’artiste n’est point créateur. Sauf que Flaubert était un classique dans lignée de Montaigne et des Antiques. Pas Rousseau, éperdu de sensibilité au point d’écrire n’importe quoi dans la fièvre, d’appliquer la métaphysique aux choses simples et de se poser en charlatan de vertu.

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Pour Flaubert, Rousseau n’est pas pleinement adulte : il reste l’éternel immature, incertain, abandonné au hasard et aux passions. D’Alembert, dans son ‘Jugement sur Emile’, écrira que c’est « en mille endroits l’ouvrage d’un écrivain de premier ordre, et en quelques-uns celui d’un enfant. » Rappelons que pour les Classiques, à la suite des Grecs antiques, la raison maîtrise et ordonne les passions mais que, dans le même temps, nulle volonté n’est possible sans les instincts. Il s’agit donc d’une dialectique où la vitalité des désirs est canalisée par l’intelligence pour servir le vouloir. Rousseau, lui, n’équilibre en rien ces trois ordres. Il est tout passions, porté à se raconter lui-même en n’importe quelle œuvre, se justifiant de ses échecs en accusant toute société de rendre les hommes « méchants ». Joly de Fleury, dans son ‘Réquisitoire en condamnation de ‘L’Emile’ (9 juin 1762), dira de lui « Qu’il borne l’homme aux connaissances que l’instinct porte à chercher, flatte les passions comme les principaux instruments de notre conservation. » Il rabaisse l’humain en ne lui faisant pas crédit de ce qui le distingue de l’animal : sa faculté d’intelligence.

Rousseau ne sait pas se régler. Pour son premier succès, le ‘Discours sur les Arts et les Sciences’ soumis à l’académie de Dijon à 37 ans en 1750, il décrit à M. De Malesherbes le 12 janvier 1762 : « je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue, et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j’en répandais. » D’où l’opinion que nombre de ses contemporains auront du Genevois, résumées par Grimm dans sa Correspondance Littéraire à la date du 15 juillet 1755 à propos du ‘Discours sur l’Inégalité’ : « Ses vues sont grandes, fines, neuves et philosophiques, mais sa logique n’est pas toujours exacte, et les conséquences et les réflexions qu’il tire de ses opinions sont souvent outrées. Delà il arrive que quelque plaisir qu’un livre aussi profondément médité vous fasse en effet, il reste toujours un défaut de justesse qui jette des nuages sur la vérité, et qui vous rend mal à votre aise… »

L’idée fixe de Rousseau sera de condamner la société en ce qu’elle corromprait l’homme. Or on ne naît pas homme, on le devient… par la société des hommes. Les enfants « sauvages » nous l’ont bien montré. De même, le fameux « bon sauvage » tant vanté par les philosophes ne sont que des fantasmes d’Occident : où paraissent, dans les descriptions utopiques, les malheurs de la vie sauvage ? Le Paradis retrouvé n’est que désir projeté, pas une terrestre réalité. C’est ainsi que « les Arts et les Sciences », faits pour éclairer l’homme, n’ont que trop souvent instillé le doute. En Chrétien, Rousseau ne peut accepter le tragique de l’existence. Fils de Dieu, il voit l’homme comme un peu Dieu, donc « naturellement bon ». Que la volonté de Savoir (qui l’a fait chuter du Paradis terrestre) soit mêlée de curiosité et de doute lui est insupportable. Cet idéalisme de Rousseau répugne à Flaubert comme avant lui à Voltaire, Diderot, d’Alembert, Grimm, Mme du Deffand… Il plaît en revanche majoritairement aux femmes, Mme Roland, Mme de Staël, à l’abbé Morellet, à Mirabeau, séduits par ce sentiment de compassion que son cœur sut si bien ressentir, par sa vertu sincère et son éloquence.

En fait, ses sentiments n’étaient guère que de l’imagination, tournant parfois au délire. Il confondait volontiers le vrai et le senti. Son pessimisme originel (avatar du Péché du même nom), lui faisait dire sans preuve qu’« on n’a jamais vu un peuple une fois corrompu revenir à la vertu. » (Réponse au roi de Pologne). Grimm, dans sa Correspondance citée, au 1er décembre 1758, analyse bien le procédé : « M. Rousseau est né avec tous les talents d’un sophiste. Des arguments spécieux, une foule de raisonnements captieux, de l’art et de l’artifice, joints à une éloquence mâle, simple et touchante, feront de lui un adversaire très redoutable pour tout ce qu’il attaquera ; mais au milieu de l’enchantement et de la magie de son coloris, il ne vous persuadera pas, parce qu’il n’y a que la vérité qui persuade. On est toujours tenté de dire : cela est très beau et très faux… » On croirait analyser les récents réquisitoires de Ségolène Royal , avec Total dans le rôle de la société « méchante ». Grimm (1er juillet 1762) : “Ce qui n’est pas moins étrange, c’est de voir cet écrivain prêcher partout l’amour de la vérité, et employer toujours l’artifice et le mensonge pour réussir auprès de son élève. »

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Cet irruption de l’actualité n’est pas fortuite. Les idées de Rousseau ont beaucoup influencé la Révolution française. La Constitution de 1793 surtout dérive du ‘Contrat Social’. Les Socialistes d’aujourd’hui s’en veulent plus ou moins les héritiers. L’abbé Morellet (Mémoires) écrira : « C’est surtout dans le ‘Contrat Social’ qu’il a établi les doctrines funestes qui ont si bien servi la Révolution et, il faut le dire, dans ce qu’elle a eu de plus funeste, dans cet absurde système d’égalité, non pas devant la loi – vérité triviale et salutaire – mais égalité de fortunes, de propriétés, d’autorité, d’influence sur la législation… » C’est là que Flaubert voyait la bifurcation de la Révolution, dans ce retour à un néo-catholicisme de la sensiblerie et à la « gamelle » misérabiliste, au détriment du droit, cette Règle égale pour tous établie en commun et qui s’impose à tous.

Sans parler de cette tendance qui guette Mme Royal et qui a submergé Rousseau : la paranoïa. La Harpe à propos des ‘Confessions’ : « C’est l’ouvrage d’un délire complet. Il est bien extraordinaire, il faut l’avouer, de voir un homme tel que Rousseau se persuader pendant quinze ans (…) que la France, l’Europe, la terre entière sont ligués contre lui… A travers cette inconcevable démence, on voit percer un orgueil hors de toute mesure et de toute comparaison (…). On y voit le besoin de parler continuellement de soi, de se louer démesurément, sans même avoir l’excuse de réclamer une justice qu’il avoue lui-même n’être pas refusée à ses écrits ; une mauvaise foi révoltante qui suppose contre lui des accusations folles et atroces que jamais on ne lui a intentées, et un mal que jamais on n’a voulu lui faire. On y voit cette double prétention, dont l’une semble incompatible avec l’autre, de fuir les hommes et d’en être recherché ; et l’injustice de se plaindre que tout le monde s’éloigne de lui, quand il a voulu repousser tout le monde. » (Correspondance Littéraire, lettre 168)

Edifiant, non ?


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