" Le Général et Georges Pompidou m'ont inculqué la religion du secret, comme ils l'ont inculquée à tous leurs collaborateurs. Ceux qui ont été les plus proches de De Gaulle depuis son retour "aux affaires" ont ressenti les mêmes hésitations que moi. (...) Dix ans : je me suis imposé de tripler ce délai. (...) L'interdit m'a longtemps retenu. Souvent, j'ai commencé à transcrire mes carnets. Bien vite, trois fantômes surgissaient : un aide de camp, un ancien ministre, une femme de chambre. Trois épisodes qui me faisaient l'effet d'un avertissement d'outre-tombe. Ma main tremblait ; et je cassais ma plume. Je ne l'ai pas reprise sans que fût éteinte la prescription trentenaire. " (Alain Peyrefitte, 1994).
L'homme d'État Alain Peyrefitte est mort à Paris il y a vingt ans, le 27 novembre 1999, à l'âge de 74 ans (il est né le 26 août 1925 près de Rodez). Alain Peyrefitte fut le symbole de la méritocratie républicaine : fils de deux instituteurs, normalien, énarque (3 e au classement de sortie), diplomate (il a commencé en Allemagne aux côtés de Jean-François Deniau et André François-Poncet), il fut également un écrivain très lu et reconnu pour ses deux essais, "Le Mal français" (1976) et "Quand la Chine s'éveillera" (1973) qui ont fait date dans la réflexion politique. Son talent littéraire fut d'ailleurs honoré par son élection à l'Académie française le 10 février 1977 au fauteuil de Paul Morand. Éditorialiste, il présida également le comité éditorial du quotidien "Le Figaro" dans les années 1980, en pleine victoire du socialo-communisme.
Mais l'action publique d'Alain Peyrefitte fut surtout caractérisée par son engagement politique à partir du gaullisme triomphant, en 1958, avec un itinéraire politique qui l'a hissé parmi les personnalités qui ont compté dans la vie politique, devenant même premier-ministrable deux fois, en 1979 puis en 1986 pour une cohabitation dont il avait tracé les contours non conflictuels l'année précédente dans "Encore un effort, monsieur le Président". Il a probablement eu le regret de ne jamais avoir été nommé, comme il l'aurait rêvé, Ministre des Affaires étrangères.
Implanté localement en Seine-et-Marne, dans la ville de Provins dont il fut le maire pendant trente-deux ans, de 1965 à 1997 ( Christian Jacob y fut son véritable héritier politique), député réélu de 1958 à 1981 et de 1982 à 1995 (il n'échoua qu'une seule fois, en juin 1981, et encore, l'élection fut annulée et l'élection partielle de février 1982 lui "redonna" son siège), sénateur de 1995 à 1999, il a eu un poids politique important dans le paysage politique français, faisant partie des barons du gaullisme que bousculait fréquemment Jacques Chirac à la fin des années 1970.
Sa longue carrière ministérielle a commencé à l'âge de 36 ans. Alain Peyrefitte fut effectivement ministre à de très nombreuses fois, sous trois Présidents de la République ( De Gaulle, Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing) et sous trois Premiers Ministres (Georges Pompidou, Pierre Messmer et Raymond Barre), du 14 avril 1962 au 28 mai 1968, du 5 avril 1973 au 28 mai 1974 et du 30 mars 1977 au 22 mai 1981. Bien que gaulliste, il a soutenu dès le premier tour de l'élection présidentielle de 1981 la candidature de Valéry Giscard d'Estaing, au nom du légitimisme régalien.
Parmi les responsabilités ministérielles marquantes, la Justice sous Giscard d'Estaing (avec l'adoption et la promulgation de la loi Sécurité et Liberté le 2 février 1981), l'Éducation nationale (en pleine tempête de mai 68), la Recherche (il a lancé le programme de dissuasion nucléaire français), la Culture et l'Environnement, mais il a été étiqueté au fer rouge avec l'Information, comme Ministre de l'Information de De Gaulle. En le nommant à ce poste, Georges Pompidou lui conseilla de ne pas chercher à imiter André Malraux, mais plutôt Claude Mauriac.
À la fin de sa vie, Alain Peyrefitte a entrepris de publier ses notes personnelles sur ses très nombreux entretiens en tête-à-tête avec le Général De Gaulle. En effet, il a pu rencontrer environ trois cents fois De Gaulle dans l'intimité de la discussion (De Gaulle lui avait donné son accord pour prendre des notes). Cela a donné les trois tomes de " C'était De Gaulle" (sortis chez De Fallois et Fayard en 1994, 1997 et 2000, réédités en un seul volume chez Gallimard en 2002) où il inséra également ses notes des conseils des ministres.
Dans son prologue, Alain Peyrefitte a insisté pour remettre les citations de De Gaulle dans le contexte des événements de l'époque, de l'actualité du moment, mais sans les modifier : " Je me suis refusé à censurer : il faut reproduire les paroles de De Gaulle avec leur brutalité, leur familiarité typiquement militaire de leur forme, dès lors que l'on entend le faire revivre tel qu'il était. Si j'ai dû sacrifier à une part importante de mes notes, qui auraient demandé au moins six ou sept volumes pour être publiées intégralement, je l'ai fait en éliminant nombre de répétitions pures et simples. ". En revanche, il n'a pas retranscrit les mots cruels de De Gaulle sur des personnes bien identifiées : " Il en était pourtant prodigue. (...) Je prends le risque de nuire à la vivacité de mes récits, plutôt que de susciter des chagrins inutiles. ".
Je propose ici une conversation qu'Alain Peyrefitte a eue avec De Gaulle sur les communistes. La question était : fallait-il s'allier avec les communistes à partir de 1941 ? L'entretien a eu lieu vingt et un ans plus tard.
De Gaulle, qui s'ennuyait dans ses trajets en train (il ne pouvait pas lire car sa vue se fatiguait trop vite avec les secousses), aimait discuter en tête à tête avec les ministres qui l'accompagnaient dans un déplacement en Province. mais sans chercher à alimenter la conversation, si bien que la perspective de ce type d'entretien provoquait une certaine angoisse des ministres,celle de se retrouver avec un long silence devant le Général.
Ainsi, dans le train qui a quitté Limoges, le 20 mai 1962, pour rentrer à Paris, De Gaulle parla à Alain Peyrefitte des inconvénients et des avantages de rassembler les communistes dans la Résistance.
Inconvénients : " Vous savez, j'ai longtemps pesé le pour et le contre. Je voyais bien que ça comportait plus d'un inconvénient. Je risquais de revigorer [les communistes], alors qu'ils s'étaient déshonorés en 39-40. Il y avait ceux qui s'étaient solidarisés avec Moscou après le pacte germano-soviétique ; ils avaient été rejetés par la nation et même déchus de leurs mandats parlementaires par la Chambre du Front populaire. Il y avait ceux qui s'étaient désolidarisés de Moscou, mais qui avaient ensuite flirté avec Pétain. (...) Et puis, je risquais de faire peur aux modérés, qu'il fallait bien rallier au gouvernement provisoire, même s'ils avaient soutenu Pétain. Il fallait que la Libération soit un élan d'union nationale. La droite nationale risquait d'être effarouchée par cette alliance d'opportunité. ".
Avantages : " Mais en face, les avantages étaient tellement plus importants ! Nous allions pouvoir unifier la Résistance. Nous allions éviter que des maquis rivaux se combattent. Nous allions coordonner les actions au moment de la Libération. Nous allions instaurer notre autorité à mesure que les troupes alliées avanceraient. Nous pourrions faire rentrer les communistes dans le rang, s'ils avaient des velléités de rébellion. Nous allions posséder une carte maîtresse en face des Américains. Nous allions pouvoir tenir l'équilibre entre les alliés de l'Ouest et ceux de l'Est. (...) Si je n'avais pas tendu la main aux communistes, y compris Thorez, bien qu'il ait mérité le poteau, nous n'aurions pas évité la formation de milices, nous n'aurions pas réussi l'amalgame des combattants de l'intérieur et de l'extérieur. Et si Thorez n'avait pas appelé les travailleurs à retrousser les manches, nous n'aurions pas relevé nos ruines comme nous l'avons fait. Croyez-moi, il ne faut rien regretter ! ".
Ce petit commentaire de De Gaulle explique ainsi pourquoi il a intégré les communistes au Conseil national de la Résistance (CNR) et pourquoi son programme était donc très audacieux socialement. Programme qu'avait approuvé même des personnalités comme Joseph Laniel, du centre droit libéral, qui expliqua que son approbation visait à ne pas rompre l'unité nationale malgré son désaccord politique.
Et De Gaulle de continuer à expliquer à son ministre de l'information : " Voyez-vous, un bon communiste reconnaît deux patries : la France et l'Union Soviétique ; et même, quand les intérêts des deux sont contraires, il est souvent tenté de préférer la seconde à la première, comme l'a fait Thorez en désertant. Mais depuis l'invasion de la Russie par Hitler, il n'y avait plus pour eux qu'un combat. Et ils se battaient sérieusement. Ils auraient même été probablement les seuls, si nous n'avions pas pris les devants un an plus tôt, et si nous n'avions pas formé les réseaux gaullistes. Alors ! Ils méritaient bien qu'on leur accorde une présomption de patriotisme. ".
De Gaulle avait une confiance totale en Jean Moulin et il considérait qu'il avait contenu efficacement la poussée communiste sous l'Occupation dans la perspective de la Libération : " Il l'a contenu ! Justement parce qu'il avait la réputation d'être un préfet de gauche, et même proche des communistes, justement parce qu'il avait été directeur du cabinet de Pierre Cot, il ne pouvait pas être récusé par eux. Sa mission était de les réintégrer dans la communauté nationale. Il était le meilleur pour ça. Il a été droit comme un i. Ce n'est pas un préfet de droite comme Bollaert qui aurait pu réussir dans cette tâche. C'est Moulin, plus que tout autre, qui a permis de faire entrer les communistes dans l'organisation de la France combattante et donc, de les contrôler. Sans le CNR, il n'y aurait pas eu une Résistance, il y aurait eu des résistances. À la Libération, il n'y aurait pas eu un peuple rassemblé, mais un pays éclaté. On n'aurait pas empêché les communistes de tenir des morceaux de territoire. Voyez ce qui s'est passé en Yougoslavie ou en Grèce. Ca se serait passé aussi chez nous. Dans le Limousin, justement : et pas seulement là. ".
Avec cette réflexion, on peut se rendre compte à quel point De Gaulle était clairvoyant et anticipait les problèmes futurs pour mieux les éviter ou les contourner. C'est aussi intéressant d'avoir la confirmation, dès 1962, que Jean Moulin n'était évidemment pas un agent soviétique, rumeur balancée par Henri Frenay en 1978, ce qui obligea celui qui fut le secrétaire de Jean Moulin de sortir de son silence et de devenir un grand historien de la Résistance, à savoir Daniel Cordier.
Pour conclure sur ce sujet d'une alliance avec les communistes dans la Résistance, De Gaulle a eu ces phrases qui pourraient s'appliquer à tous les problèmes majeurs comme guide de réflexion : " Voyez-vous, il faut toujours se demander : quel est l'intérêt supérieur de la France ? Les choses alors se simplifient. ". Pour terminer ainsi : " Pendant la guerre, le doute n'était pas permis. La Résistance était nécessairement très minoritaire, compte tenu des circonstances ; elle ne pouvait s'offrir en outre le luxe d'être divisée. ".
Ce petit échantillon est très significatif des confidences de De Gaulle rapportées par Alain Peyrefitte. Elles donnent des éléments de compréhension essentiels pour appréhender l'action historique de De Gaulle tout au long de sa vie publique. Alain Peyrefitte, au moindre entretien, et il en avait beaucoup comme ministre de l'information car il devait l'accompagner à tous les voyages en province, il a su faire fructifier son privilège d'avoir l'occasion de discuter avec De Gaulle en posant les bonnes questions, en lui demandant de confirmer, de démentir certaines interprétations, voire en le titillant si nécessaire pour le faire sortir de ses retranchements verbaux.
C'est en cela que ces notes d'Alain Peyrefitte ont un grand intérêt historique. Pas de les avoir simplement retranscrites, mais avant tout, d'avoir suscité cette substance riche et dense auprès du grand maître (je rappelle qu'Alain Peyrefitte, en 1962, n'avait que 36 ans). En quelques sortes, pendant au moins quatre ans, Alain Peyrefitte a été le psychanalyste politique de De Gaulle. Quant aux communistes, ils n'avaient pas à rougir de la considération que De Gaulle avait d'eux...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (23 novembre 2019)
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Pour aller plus loin :
Alain Peyrefitte.
Le diplomate académicien du gaullisme triomphant.
Général De Gaulle.
Jacques Chirac.
Maurice Druon.
Robert Boulin.
Alain Devaquet.
Hubert Germain.
L'amiral François Flohic.
Maurice Schumann.
Maréchal Leclerc.
L'appel du 18 juin 1940.
Le gaullisme politique.
Pierre Messmer.
Georges Pompidou.
Jacques Chaban-Delmas.
Yves Guéna.
Edmond Michelet.
Jean Foyer.
Michel Debré.
Jean-Marcel Jeanneney.
Olivier Guichard.
Robert Galley.
Jean Charbonnel.
André Malraux.
Pierre Bas.
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