Les pendants caravagesques de l’Ecole d’Utrecht

Publié le 02 janvier 2020 par Albrecht

Dès leur retour de Rome (Van Honthorst à l’été 1620, Van Baburen probablement vers la même date) les peintres d’Utrecht importent des figures caravagesques dans une nouveauté très décorative adaptée aux intérieurs hollandais : il s’agit de parodier, sous une forme festive, la formule compassée du pendant conjugal, en l’étendant à toutes sortes de couples. Durant une vingtaine d’années, les peintres de l’Ecole d’Utrecht vont se faire une rude concurrence en multipliant buveurs, musiciens et bergers des deux sexes et de tous âges.

Dans cette production très importante, les spécialistes ont reconstitué un certain nombre de pendants, certains restant conjecturaux : je les ai présentés par type et par ordre chronologique approximatif, sachant qu’il sont rarement signés et datés.

Homme-homme

Joueur de guimbarde, Centraal Museum Utrecht Joueur de flûte, Gemäldegalerie, Berlin

Dirck van Baburen,1620

Ce pendant très décoratif au cadrage serré, en légère contre-plongée, joue sur le contraste entre le mouvement de recul de l’un des musiciens et le mouvement d’avancée de l’autre. D’autres différences sont plus subtiles :

  • l’instrument populaire est joué par un très jeune homme, à l’épaulé nue, éclairé par une lampe à hile cachée en bas à droite derrière la maigre partition vue en transparence ;
  • l’instrument savant est joué par un musicien à l’habit élégant, éclairé par une forte lumière venant du haut à gauche, qui tombe sur une partition nettement plus complexe.

Ces différenciations vont être reprises et développées par les autres peintres de l’école d’Utrecht.

Le joueur de fifre Le joueur de flûte à bec

Terbrugghen, 1621, Staatliche Museen, Kassel

Terbrugghen suit l’année d’après avec ce duo qui oppose :

  • deux types de flûte ;
  • un droitier et un gaucher ;
  • deux conditions sociales : militaire et pastorale ;
  • deux types de vêtements : couvrant et découvrant ;
  • deux fonds : mur troué (cohérent avec le côté militaire du fifre) et mur uni ;
  • deux palettes de couleurs – froides et chaudes.

Contraste renforcé par l’éclairage commun aux deux figures, depuis le haut à gauche, qui plonge dans l’ombre la figure du soldat.

(attr. à Mattias Stom) Ermitage, Saint Petersbourg Collection privée

Garçon soufflant sur une braise, Honthorst, 1622

Honthoort a ramené d’Italie ce thème très spectaculaire, et en a fait ces deux versions, variantes ou plus probablement pendants [1] : d’un tableau à l’autre, la position du plumet s’inverse (vers l’arrière et vers l’avant), la braise et la torche changent de main, et l’expression du jeune garçon passe de la concentration à la surprise, comme s’il prenait conscience de la présence du spectateur.


Garçon allumant sa pipe à une chandelle, Dobó István Vármúzeum – Egri Képtár, Eger,Hongrie Garçon avec un verre de vin devant une chandelle, North Carolina Museum of Arts Raleigh

Terbrugghen, 1623

Terbrugghen,répond par ce pendant, qui reprend, en la minorant, l’opposition des deux flûtistes. Ici l’objet commun est la bougie : le jeune militaire l’a sortie du bougeoir pour allumer sa pipe au premier plan, le jeune civil l’a laissée à l’arrière-plan, cachée derrière le verre de vin qu’il nous montre.


Chanteur âgé avec un cornet, Staatliches Museum, Schwerin (107.5 x 85.5 cm) Joyeux violoniste avec un verre, Rikjsmuseum (107 X 88 cm) [1b]

Honthorst, 1623

Le lien entre deux personnages n’étant pas évident, on a proposé (Judson) qu’ils faisaient partie d’une décoration accrochée en hauteur sur le thème des Cinq sens : le chanteur représentant l’Ouïe (ou la Vue) et le Violoniste le Goût.

Cependant, les deux toiles se suffisent à elles-même : on retrouve, en contre-plongée, l’opposition introduite par Baburen entre un personnage qui se recule et l’autre qui s’avance, ici accentuée par le faux cadre de pierre et compliquée par les objets saillants : flûte et livre de partitions d’un côté, verre et violon de l’autre.

Le sujet pourrait être simplement bachique (La Musique et la Boisson), agrémenté d’une plaisante aporie :

le flûtiste est trop myope pour lire la partition, le violoniste trop ivre pour jouer.


Garçon tenant un verre et un pichet (Le goût ?) Garçon tenant une flûte (L’Ouie ?)

Hals, 1625-28, Staatliches Museum, Schwerin

Un peu plus tard (quand la mode des demi-figures est arrivée d’Utrecht à Haarlem), Hals reprend en pendant le même thème bachique


Joueur de cornemuse Joueur de luth pointant du doigt

Ter Brugghen, 1624, collection privée

Ce pendant récemment retrouvé [3] montre la même opposition entre l’instrument campagnard, joué par un rustre à l’épaule dénudée, et l’instrument de l’élite, joué par un gentilhomme en habit, qui fait à l’encontre de l’autre le geste de la moquerie. Il faut dire que la côté phallique de la cornemuse n’échappait alors à personne, tandis que que le luth renvoyait à une forme d’amour plus courtoise.


Deux philosophes, deux humeurs

Le thème des deux philosophes Héraclite et Démocrite remonte à une anecdote racontée par Marsile Ficin dans une lettre, selon laquelle on aurait vu au gymnase les deux philosophes autour d’un globe, l’un en larmes et l’autre riant.

Illustré d’abord en Italie, le thème rencontre un vif succès dans les Pays Bas du XVIIème siècle : l’opposition entre le philosophe qui pleure et le philosophe qui rit fournissait l’occasion d’une étude d’expression spectaculaire, tout en servant une moralité bien dans l’esprit du temps : pleurer ou rire est aussi vain face à l’inanité du monde.

Démocrite et  Héraclite
Hendrick ter Brugghen,1618-19, Koelliker Collection, Milan

Terbrugghen a importé le thème  en le traitant en un seul tableau selon la formule italienne : ici les deux philosophes se partagent une boule transparente qui contient l’Humanité toute entière


Héraclite pleurant sur un globe, collection particulière (71.1 x 57.2 cm) Démocrite riant sur un globe, localisation inconnue (72 x 59 cm)

 Van Baburen, 1622

C’est Van Baburen qui semble-t-il a eu l’idée d’en faire un pendant à la mode d’Utrecht, sans différencier clairement les deux globes. Les deux sont des vieillards, mais Démocrite arbore une moustache et un chapeau de jeune homme face à la barbe et au crâne chauve de son collègue.


Héraclite pleurant Démocrite riant

Hendrick ter Brugghen,1628, Rijkmuseum

Terbrugghen renouvelle le thème en opposant non seulement les deux tempéraments, mais aussi les deux âges (viellesse et jeunesse), et les deux globes (terrestre et céleste) :

Héraclite se lamente sur les malheurs de l’Homme tandis que Démocrite défie par son rire le cosmos.


Démocrite riant sur le globe céleste Héraclite pleurant sur le globe terrestre

Johann Morseelse, vers 1630, Utrecht Central Museum

Morseelse reprend l’idée en se contenant d‘inverser la position des philosophes


Démocrite riant sur le globe terrestre Héraclite pleurant sur le globe céleste

Johann Morseelse, vers 1630, Art Institute of Chicago

… puis il inverse les globes, quitte à brouiller le message.


Héraclite pleurant sur le globe céleste,Sheffield Museums Démocrite riant sur le globe terrestre, Mauritshuis

Johann Moreelse 1630

… enfin il remet les philosophes à leur position d’origine et ne différencie plus les globes [5].

Héraclite et Démocrite
Van Bijlert, vers 1640, Centraal Museum, Utrecht

Van Bijlert s’empare du thème en dernier, oubliant l’opposition pleurer/rire, faisant table rase du globe et dispensant une moralité bachique : mieux vaut boire que pleurer, mieux vaut être chevelu que chauve.

Femme-femme

Femme accordant son luth La joueuse de guitare

Honthorst, 1624, Louvre

Les deux tableaux proviennent de la galerie du Stadhouder à Noordeinde (inventaire de 1632), mais ne sont identifiés formellement comme pendants que dans un inventaire de 1793. Dans son catalogue raisonné, Judson les considère comme des pendants non confirmés [6], tout en notant la cohérence entre les deux, puisque la guitariste semble attendre que la luthiste ait fini de s’accorder.

Ajoutons en faveur du pendant :

  • le contraste des chevelures (brune et blonde) ;
  • la complémentarité des couleurs (bleu et jaune) ;
  • l’inversion du déshabillé (l’une montre sa poitrine et cache ses épaules, l’autre fait l’inverse )
  • la tension raffinée entre la symétrie des visages et le parallélisme des mains (les deux musiciennes étant droitières).

Homme-femme

Femme avec un masque accordant une guitare Homme jouant de la viole de gambe

Van Honthorst, 1621-23 (daté 1631), Galerie nationale de peinture, Lvov

Malgré la date inscrite sur l’un des tableaux, J.R.Judson fait remonter le pendant à une dizaine d’années plus tôt.

Le musicien avait déjà positionné ses doigts mais attend pour attaquer avec l’archet que la guitariste ait fini d’accorder (elle en est à la dernière note, la plus aiguë) : à ce moment, le masque se détache, déclenchant une double expression d’agréable surprise :

l’accord des cordes prélude à l’accord des coeurs.


Femme attendant sa monnaie Joyeux violoniste tenant son violon sous le bras

Van Honthorst, vers 1623, Château de Weissenstein, Pommersfelden (83 x 66 cm)

Vu son large sourire et son geste explicite, le violoniste n’a aucune intention de rendre la monnaie à la dame.


Le joyeux convive La joueuse de Luth

Van Honthorst, 1624, Ermitage, Saint Petersbourg

Les joues roses des deux musiciens montrent que la boisson a pris le pas sur la musique : le verre qui arrive n’est certainement pas le premier, à en juger par la manière désinvolte dont ils tiennent leurs instruments : l’homme a coincé violon et archet sous le bras et la femme, vêtue en prostituée, imite le geste d’accorder mais sans toucher aux clés.

La gravure de Matham tirée du pendant porte un poème de Scriverius, qui insiste sur la futilité des amours avinées :

Pamphile, frappé par la fleur des fous, le Lyaeus (le vin de Bacchus)
est amoureux, et à quoi bon ? et Phillis aime aussi de la même manière.

Pamphilus insani percussus flore Lya’t
Sic amat, et quorsum ? sic quoque Phillis amat


Femme au luth Violoniste à la bougie

Atelier de Van Honthorst, 1621-24, Museum der bildenden Künste, Leipzig

C’est en revanche sans aucune once de critique qu’une même bougie éclaire le charmant couple , où la jeune femme accorde vraiment son luth et où le jeune homme joue vraiment.*


Jeune femme tenant un verre et un pichet (Le goût ?) Jeune homme jouant du luth (L’Ouïe ?)

Terbrugghen, 1626, National Museum, Stockholm

Le verre étant rempli d’eau, nous ne sommes pas dans le contexte d’une série des Cinq Sens. Ni dans celui, que nous avons déjà rencontré plusiuers fois, des joies de la boisson et de la musique.


Luthiste caressant une jeune femme qui tient un verre de vin
Terbrugghen, vers 1625, collection privée

L’homme mûr, barbu et sûr de lui qui lutine le même modèle féminin apportant cette fois un verre de vin, contraste avec le côté niais du jeune homme du pendant (on le reconnait lui-aussi dans d’autres tableaux de la même époque).

La logique du pendant (SCOOP !)

Tous les couples que nous avons vu jusqu’ici se regardaient l’un l’autre, ou du moins étaient tournés l’un vers l’autre.

Le manque d’interaction ne peut signifier qu’une seule chose : la fille n’apprécie pas le nigaud, et s’apprête à lui jeter son verre d’eau.


Jeune fille chantant Jeune garçon jouant du violon

Hals, 1626-30, collection privée

Ce format en losange, très inhabituel, a pour effet de coincer le regard du spectateur dans un mouvement ciculaire entre les deux pendants, descendant vers l’avant en suivant le regard de la fille puis remontant vers l’arrière en suivant celui du garçon.


Mars châtié par deux amours, Chrysler Museum, Norfolk (136 x 142 cm) Vénus châtiant deux amours, Houston Museum of Arts (128 x 146 cm)

Van Bijlert, 1628

A noter que le véritable pendant est une Vénus appartenant à une collection privée , pratiquement identique (126 x 146,5 cm) sinon que le pilier comporte trois pierres et non deux, La différence de taille entre les deux pendants s’explique par une bande de 9 cm ajouté en haut du Mars.

On note que les deux amours, bond et brun, qui outragent Mars dans lr premier tableau, sont les mêmes que Vénus punit dans le second, à côté du couple modèle formé par les deux pacifiques colombes.

Cette iconographie unique a été étudiée en détail par Sutton [7], qui conclut que :

Le tableau avec « Mars exprime la maîtrise de soi nécessaire pour surmonter la passion, qu’elle soit sexuelle ou guerrière. Ainsi les pendants de Van Bijlert offrent une variation innovante sur l’une des significations traditionnelles de l’histoire de Mars et de Vénus, en substance ce que portera le cri de ralliement des années 60 : « Faites l’amour, pas la guerre. » La punition infligée par Vénus… rajoute un avertissement : faites l’amour, mais chastement ».


Mars, Centraal Museum, Utrecht. Vénus [7]

Gravures de Crispijn van de Passe de Jonge, d’après Van Bijlert

Sur un thème proche, Biljert a produit cet autre pendant, dont le « Mars » ne ne nous est connu que par la gravure. En voici les textes :

Mars, toi le père des Enéens <Romains>, qui t’es uni avec la fille de Dione <Vénus>
pourquoi es-tu oublié ton épée d’acier et pris des armes d’une nature contraire ?

Pour que l’humanité ne soit pas détruite dans un massacre permanent,
Vénus nous a donné des armes de guerre bien fournies d’un liquide doux.

Mars paterAeneadumnatae conjuncte Piones <Diones>,
Cur ferri oblitus contraria suscipis arma.

Continua mortale genus ne caede perirei
Arma dedi dulci lineta <tincta> liquore Venus


Berger avec sa houlette Bergère avec sa houlette

Van Bijlert, 1625-30, Château de Weissenstein, Pommersfelden

Le costume rustique autorise l’inconvenance de la poitrine dénudée et des doigts explicites. P. H Janssen a bien flairé la nature sexuelle des gestes [8], mais sans en donner l’explication précise .

La logique du pendant (SCOOP !)

On la trouve certainement dans ce pendant du XVIIème :

Ah Si je te tenois Je t’en ratisse

Danloux, 1784, gravure de Beljambe

Le geste des index croisés, contrariant le geste de commandement, signifie plus ou moins « va te faire voir ».


Bergère au bâton Berger à la flûte

Van Bijlert, 1625-30, collection privée

La logique du pendant (SCOOP !)

Le thème exprimé ici est exactement l’inverse :

  • l’épaule dénudé des deux exprime leur disponibilité sexuelle ;
  • le bâton domine la flûte ;
  • l‘iris (fleur guerrière à cause de sa forme de glaive) jaune (couleur des prostituées) supplante la rose (amour pur).

Concluons que la fille galante propose ses charmes au jeunot.


Joueur de Luth, Musée Pouchkine Moscou  Paysanne jouant de la Flûte, Art Gallery of New South Wales

Van Bijlert, 1625-30

P. H Janssen note que l’association entre un luthiste et une flûtiste est unique dans les pendants de l’école d’Utrecht. Plus égrillard que ses collègues, il est probable que Van Bijlert exploite ici une symbolique que les autres ont soigneusement évitée : celle des mains masculines manipulant le luth, instrument bien connu comme symbole du sexe féminin (à cause de son orifice central), et réciproquement pour la flûte.


Joueur de cornemuse, collection privée Femme au chat, Walters art museum, Baltimore

Van Bijlert, 1635-45

Ce Joueur de cornemuse récemment retrouvé ne figure pas dans le Catalogue raisonné, mais est considéré par Janssens come un pendant probable de la prostituée agaçant son chat.

Ici les symboles sexuels traditionnels sont restitués à chaque sexe.


Vieil homme offrant un collier de perles, Musée des Beaux Arts, Budapest Femme avec un voile, localisation inconnue

Van Bijlert, 1625-30

Bijlert décline ici en pendant le thème de l’amour vénal, traité par ailleurs en un seul tableau :

L’offre repoussée (Vieil homme offrant un collier de perles à une jeune femme)
Van Bijlert, 1635-45, copyright Centraal Museum, Utrecht


Vieil homme avec une bouteille Vieille femme avec un verre

Van Bijlert, après 1650, Lamport Hall

Dans ce pendant qui n’a plus rien de caravagesque, Van Bijlert vieillissant sympathise avec ses modèles :avec l’âge, les passions s’affadissent et il ne reste que le vin pour les ranimer.

Références : [1] https://www.salomonlilian.com/assets/gallery-images-catalogue-pages/Gerard-van-Honthorst-Salomon-Lilian.pdf [2] https://www.rijksmuseum.nl/en/collection/SK-A-180 [3] https://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2009/important-old-master-paintings-including-european-works-of-art-n08516/lot.40.html [4] Etrangement, le site du musée mentionne toujours « Ecole espagnole ». Sur cette attribution étonnante et les diverses versions de Morseelse, voir l’article de David Packwood https://artintheblood.typepad.com/art_history_today/2013/11/the-fate-of-a-picture-the-curious-case-of-the-chicago-heraclitus.html [5] Une copie de ce pendant est conservé par le National Trust à Knole, Kent :
http://www.nationaltrustcollections.org.uk/object/129860
http://www.nationaltrustcollections.org.uk/object/129861 [6] Jay Richard Judson ,« Gerrit van Honthorst, 1592-1656″. Il réfute l’idée qu’ils aient pu constituer un ensemble avec le Concert, lui aussi conservé au Louvre. [7] Peter C. Sutton, « A Pair by Van Bijlert », dans The Hoogsteder Mercury, Journal 8 , https://hoogsteder.com/oldmaster/wp-content/uploads/2014/03/The-Hoogsteder-Mercury.pdf