Comme Marx, Proudhon a beaucoup publié. Mais, contrairement à lui, ses idées n'ont pas surnagé, à moins qu'elles aient été influentes sans qu'elles aient été enseignées... Ce livre va-t-il nous permettre d'y voir clair dans ce mystère ?
L'anti-Marx
Proudhon a vécu à une époque de grands chambardements. Trois rois, une république, et un empereur ! Et des révolutions et des combats de rues, sans arrêt. Plus la révolution industrielle.
Proudhon est le type même de l'autodidacte. Enfant de pauvres, il est repéré pour ses capacités intellectuelles. Malheureusement, toute sa vie, il sera rattrapé par la misère. Si bien qu'il ne parviendra jamais à recevoir une éducation correcte. Il passera son existence à la poursuite de la connaissance, à lire, mais aussi à écrire, avec un talent fou, énormément, au gré de l'enthousiasme et de l'indignation. Ce sera aussi un homme d'action, il sera député durant la seconde république, et sa voix portera fort. Mais, avant tout, c'est une conscience. La liberté de parole incarnée. Un homme qui n'a peur de rien. Il agace, mais, aussi, on respecte son courage.
Le seul qui l'ait poursuivi de sa haine est Marx. Marx a essayé de le gagner à sa cause. Mais Proudhon ne l'a pas trouvé digne d'intérêt. Ce qui est tout à fait normal, puisque leurs idées sont diamétralement opposées. Celles de Marx, l'intellectuel grand bourgeois, entrent dans la catégorie des "absolus" contre lesquels Proudhon s'est battu. Il estimait que l'absolu menait au totalitarisme, dirait-on peut-être aujourd'hui.
L'anarchie positive
Comme les gens de son temps, Proudhon est émerveillé par le savoir et la science. C'est ce qui lui donnera un optimisme increvable. Il pense régler les problèmes de la société grâce à elle. Il veut créer une science de la société. Il semble un pionnier de la sociologie et de la systémique.
Pour lui, il existe un équilibre naturel de la société, dans lequel l'homme est totalement libre, dans une égalité parfaite. Proudhon décrit ce que l'on nommerait aujourd'hui un "écosystème". La société est un être ("être social"), constitué de groupes homogènes (communes, ateliers), fédérés par leurs relations économiques, et animés par le flux du progrès et des échanges économiques. L'équilibre des rapports de forces entre les groupes produit une justice "immanente" (qui s'oppose au concept de justice "absolue" de la religion).
Voilà ce qui explique que rien n'aille en France. Pour maintenir un équilibre contre nature, à base d'inégalités, on est obligé de disposer d'une structure artificielle de maintien de l'ordre, l'Etat. Et toutes les solutions alternatives, notamment socialistes, ne sont qu'une variante de la même idée. Donc, elles ne peuvent que remplacer une tyrannie par une autre.
Changement systémique
En son temps, tout le monde n'aspire qu'à la révolution. Pas lui. Il pense que le changement doit se mener "par le bas", par l'économie, mais aussi par les efforts de quelques-uns. Sans que personne n'ait rien vu, il n'y aura bientôt plus qu'une classe moyenne.
Sa théorie du changement est celle des "antinomies". Cela ressemble aux idées d'Aristote, plus qu'à celles de Hegel. Si je comprends bien : tout problème que l'on cherche à résoudre se prête à deux solutions extrêmes, il faut trouver l'équilibre entre les deux. Par exemple, il veut la liberté totale pour l'homme, tout en reconnaissant l'existence d'un "être social". Chaque extrême est un danger. Le bonheur est au milieu.
Mais, comment il comptait mener le changement n'est pas clair pour moi. Il est possible qu'il ait estimé que si quelques producteurs parvenaient à s'unir, ils créeraient une économie séparée, qui gagnerait, progressivement, toute la société. Il a, surtout, tenté de créer une banque, qu'il pensait levier du changement. Son but aurait été de remplacer le capital par le travail. Le travail aurait été rémunéré, par la banque, en lettres de change, échangeables contre des biens. Cela paraît mystérieux. J'imagine qu'avec un tel système, il n'était plus possible d'accumuler du capital.
Contre tous
La révolution de 48 le fait brutalement passer de la théorie à la pratique. Ses écrits lui valent d'être élu député. Il se retrouve au milieu de la mêlée. Mais en s'opposant à tout le monde. On veut d'une révolution politique, il veut une révolution sociale, on veut faire le changement par le haut, il veut le faire par le bas, il veut créer une classe moyenne unique, on ne rêve que de luttes des classes. En particulier, il s'oppose au suffrage universel. Car, le peuple est souverain, et toute représentation est incompatible avec cette souveraineté. En effet, le représentant devient souverain. C'est ce qu'en économie on appelle la question de "l'agence". C'est, d'ailleurs, le problème auquel les démocraties occidentales sont actuellement confrontées. Il avait aussi prévu que les représentants seraient des intellectuels. Ce qui ne pouvait convenir, puisque l'intellectuel ne représente qu'une fonction de l'être social. (Et pas la meilleure : "le savant est une merde".)
Cultivons notre jardin
Curieusement, il n'est pas impossible que sa vie ait été un succès. Son combat s'est orienté, à la fin, vers l'émancipation de la classe ouvrière. Il pensait qu'un préalable était que son esprit collectif s'éveille, qu'elle prenne conscience de sa situation, qu'elle apprenne à penser. Puis qu'elle se fédère, s'entraide. Tout cela devait se faire en marge de l'activité politique, qui ne la concernait pas. La plus efficace stratégie, pour elle, était l'abstention. La croissance de l'abstention était le meilleur signal qu'elle puisse lancer au pouvoir. Elle l'amènerait, un jour, à la prendre en considération. Apparemment ses oeuvres ont été très lues et bien comprises par les ouvriers, et ont influencé le syndicalisme.
Bref, il reste des mystères, mais ils sont plus dûs à mes limites qu'au livre, qui est excellent.