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Denis Roche : la « rencontre si mémorable du Temps et du Beau »

Publié le 09 janvier 2020 par Les Lettres Françaises

Denis Roche : la « rencontre si mémorable du Temps et du Beau »Poète et romancier majeur de la seconde moitié du XXe siècle, lié au mouvement d’avant-garde Tel Quel, fondateur de la collection Fiction & Cie aux éditions du Seuil, Denis Roche fut aussi un important théoricien et praticien de la photographie. Les éditions Delpire publient une anthologie de cette œuvre sous le titre La montée des circonstances.

Après une introduction de Farid Abdelouahab, l’ouvrage se composte de sept parties thématiques précédées d’une présentation écrite en collaboration avec Françoise Peyrot, sa compagne et modèle, et Guillaume Geneste, tireur des photographies de Denis Roche. Parmi les textes de Denis Roche repris dans ce volume, il en est un qui commence ainsi : « Je crois à la montée des circonstances. / Je crois que la photo est empreinte de profondeur et que cette profondeur est due à la rencontre du Temps et du Beau. Juste avant la prise photographique, c’est le Temps qui règne, juste après, c’est la Beauté qui a lieu. (…) / Je crois que l’art photographique consiste à mettre au jour, au bon moment, la montée des circonstances qui préside à la prise de vue en même temps que les facteurs qui organiseront cette rencontre si mémorable du Temps et du Beau. / Enfin, je crois que raconter les circonstances qui précèdent l’acte photographique lui-même est précisément le seul commentaire esthétique réel qu’on puisse apporter à l’image qui suivra. / En d’autres termes, la photo c’est ce qui précède, c’est ce qui préside. »

Comment comprendre cette « montée des circonstances » ? À la manière d’un Francis Ponge, Denis Roche révèle la fabrique de l’œuvre. Et la fabrique fait œuvre. On le voit aussi bien dans ses écrits (La disparition des lucioles (réflexion sur l’acte photographique) ou le livre d’entretien avec Gilles Mora La photographie est interminable) que dans les images elles-mêmes. Le titre est d’importance : une date, un lieu qui peut aller jusqu’à la précision d’un numéro de chambre d’hôtel et parfois une indication qui révèle une intention technique. Il s’agit de mettre en situation l’œuvre. C’est bien du Temps et de la mort dont il s’agit, notamment par l’introduction d’un deuxième appareil dans les nombreux autoportraits où il figure avec Françoise Peyrot, pris au déclencheur à retardement : « Le second appareil introduit dans l’image, c’est bien le masque apparemment tranquille, qui ne bronche pas, que je lui oppose. Du coup, c’est comme si la photo tout entière était un leurre en même temps qu’un ex-voto : un leurre pour déranger la mort, un ex-voto en guise de salut au temps qui passe. Et ce salut au temps qui passe impliquait nécessairement le type de légendage auquel je me suis toujours tenu (…). » Mais ajoutant un autre appareil photographique dans l’image, il contribue à montrer la matérialité du travail, sa fabrique qui le détermine tout comme l’intervention de la machine à écrire donnait forme à ses vers.

Denis Roche pense la photographie au moment où il la prend mais il lance aussi les dés d’un hasard hérité sans doute de Mallarmé mais aussi de celui qu’André Breton aurait qualifié « d’objectif ». Agissant ainsi, créant ainsi, il continue de penser puisque c’est finalement l’inconscient qui prend la main. On le voit de manière manifeste dans la série d’œuvres dont le titre est accompagné de la mention « deux contacts successifs ». Denis Roche explique cette pratique : « … il faudrait peut-être commencer par dire ce que ça n’était pas : beaucoup de gens pensaient qu’il s’agissait de diptyques, c’est-à-dire de deux photos séparées, prises tantôt sur une même pellicule, tantôt sur deux pellicules différentes, et qu’un caprice organisationnel m’aurait fait mettre côte à côte, très exactement bord à bord, comme un collage donc. En fait, comme son appellation l’indiquait, mon œil ne faisait que sélectionner deux contacts successifs sur un même film, lesquels, jouant ensemble d’une façon sans doute inattendue, produisait en quelque sorte une troisième image, que gouvernait désormais une autre esthétique que celle de chacune des deux images prises séparément. » Ainsi, l’œuvre intitulée 18 juillet 1989. Clonmel, Irlande, Knocklofty House (deux contacts successifs) donne à voir, en haut, l’ombre du photographe en biais sur un pré, et les lignes dessinées par cette ombre sont relancées par une vue du par cet de la demeure cadrés en biais. Mais Denis Roche sait que le hasard « se prête rarement au rôle de complice ». 11 octobre 1987. La Fabrique, Paris (deux contacts successifs) montre l’ombre d’un appareil photo posé sur un pied et la main, tenant une cigarette, qui appuie sur le déclencheur : « la répartition des ombres, notamment celles qui se découpent en figures géométriques sur la porte à gauche, fait que l’ensemble s’équilibre bien entre abstraction et réalisme ».

« Que fait le photographe, écrit Denis Roche, il cadre. Non, il découpe. Il découpe du réel, il évacue le reste, ce qui était autour. » Endossant le rôle de critique en signant une préface à un catalogue de Manuel Álvarez Bravo, il fait de même avec le texte, suivant ainsi sa pratique de la poésie. Il taille dans le réel. Le cadrage est évidemment un élément essentiel de la qualité d’une œuvre photographique. Denis Roche en donna un exemple en rendant plusieurs fois hommage à Rodchenko, artiste de génie qui bouleversa justement l’art du cadrage. On le voit dans 25 juin 1990. Lisbonne, un « autoportrait pris par-dessous » : « … j’avais posé mon appareil par terre, à mes pieds – devant la façade du monastère de Belèm, dans les faubourgs de Lisbonne, en 1990. On ne voyait de moi que le dessous de mon menton et la cigarette qui dépassait en biais sur fond de ciel blanc, tandis qu’on ne fait que deviner, sur toute la gauche de l’image, et dans une sorte de purée grisâtre toute floue, la magnifique façade manuéline de l’édifice ».

Peut-on prendre une photographie parfaite qui résumerait toute sa conception de cet art ? C’est heureusement arrivé à Denis Roche : « J’ai fait un jour une photo que je cherchais à faire depuis longtemps, mais sans le savoir, sans m’en être jamais douté. Une photo toute simple, une photo absolue, celle qui dirait le tout de ce que je pensais, une image qui serait la géométrie en quelque sorte de ce que je prétendais dire en photographie. Je me disais : « Il faut que je photographie la photographie. » » Cette œuvre s’intitule 21 juillet 1989. Waterville, Irlande, Butler Arms Hotel, chambre 208. Dans le cadre en contre-jour d’une fenêtre, le centre est occupé par un appareil. On aperçoit derrière un mur, la mer, la bande blanche du ciel. Ne voit-on que cela ? Dans le rectangle du viseur, apparait la « ligne brisée » d’un poteau qui émerge, « décalé par rapport au réel », au-dessus. Denis Roche pensa alors qu’il avait tout dit et qu’il pourrait s’arrêter, ce qu’il ne fit heureusement pas : « j’avais tout dit : le jour et l’endroit, la symétrie, le cadrage, l’appareil photo – et ce poteau coupé en deux, le vrai, celui qui était dans le réel, et le faux, celui qui était dans l’image… »

Franck Delorieux

Denis Roche, La Montée des circonstances
Editions Delpire, 16,5 X 20 cm, 37 €.

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