" Devance toute séparation, comme si elle était derrière toi, semblable à l'hiver qui à l'instant s'en va. " (Rilke, 1923).
Il n'y avait plus d'incertitude depuis les élections législatives britanniques du 12 décembre 2019 : le Brexit aura bien lieu et il aura lieu ce vendredi 31 janvier 2020 à 23 heures (heure de Londres). Mine de rien, à force de l'avoir projeté, on croit s'y être habitué depuis trois ans et demi, mais ce sera quand même émouvant. Ce sera l'un des événements européens les plus marquants de l'année sinon de la décennie.
Le 9 janvier 2020, la Chambre des Communes a adopté l'accord du Brexit par 330 voix pour et 231 voix contre. Cela faisait un an que les députés avaient boudé le texte qui, au fil des scrutins, avait été légèrement modifié : lors des trois précédents votes, il y avait une majorité députés pour le rejet de l'accord : 432 le 15 janvier 2019, 391 le 12 mars 2019, 322 le 29 mars 2019 et le 19 octobre 2019, une majorité avait même refusé le principe du vote qui n'a donc pas été mis à l'ordre du jour. Seules des élections anticipées pouvaient débloquer la situation. Il a fallu l'habileté politique du Premier Ministre Boris Johnson pour dénouer le nœud gordien.
Le 22 janvier 2020, le Parlement britannique a adopté définitivement l'accord malgré la réticence de la Chambre des Lords. La Chambre des Communes l'a en effet adopté en troisième lecture, avec la même majorité. Et l'accord fut "promulgué" par la reine Élisabeth II le lendemain. Le Parlement Européen devra ensuite ratifier l'accord le 29 janvier 2020. Plus aucun obstacle, ni politique ni juridique, ne s'opposera alors au Brexit le 31 janvier 2020.
Inutile de préciser qu'en tant que partisan de la construction européenne, je regrette ce départ alors qu'il est incontestable que le Royaume-Uni est l'une des principales nations européennes. Pour la France, c'est une grosse perte, en particulier parce que le Royaume-Uni et la France sont les deux seules réelles puissances militaires de l'Europe. Cela n'empêchera évidemment pas la poursuite d'accords de défense entre le Royaume-Uni, la France et l'Union Européenne.
Toute séparation est un échec, mais c'est le prix de la liberté. Ceux qui osent comparer l'Union Européenne à une sorte d'URSS vaguement bureaucratique devraient garder la mesure : à ma connaissance, aucun État intégré à l'URSS n'a eu la liberté de pouvoir quitter l'URSS. Les pays baltes étaient par exemple demandeurs, demande qui a reçu comme réponse des chars russes à Vilnius en janvier 1990. Donc, le Brexit est la démonstration que l'Union Européenne est ce qu'elle est réellement, à savoir l'union de pays européens qui s'allient pour la première fois dans la liberté et la sincérité, et aussi dans l'égalité, aucun n'ayant une domination sur les autres, sauf selon leur taille (population, superficie, PIB, etc.).
Sur l'aspect bureaucratique de l'Union Européenne (dans toute institution, le risque est à la paperasse et à l'absence de réalisation concrète et même d'efficacité), insistons sur le fait qu'il y a beaucoup plus de fonctionnaires territoriaux de la ville de Paris que de fonctionnaires européens à Bruxelles.
Ajoutons que dans les comparaisons stupides qu'on peut lire ici ou là, l'Union Européenne n'est pas non plus un nouveau Reich car la grande différence entre l'Europe des pères de l'Europe depuis la fin de la guerre et la "Grande Europe" souhaitée par Hitler, c'est que cette dernière était sous domination allemande, et même, plutôt, sous domination nazie. Au contraire, les premiers projets européens (Euratom, CECA, CED, CEE, UE) ont été construits justement dans le but de ne plus retrouver l'hypothèse de cette grande Europe nazie, avec des valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, qui sont diamétralement opposées aux valeurs véhiculées par l'idéologie nazie.
Rester seul dans un monde globalisé où seuls les "grands" ensembles ont de l'influence (économique et politique), comme les États-Unis, la Chine, l'Inde, etc., c'est le choix seulement d'environ la moitié (un peu plus) du peuple britannique. Nous allons vivre, dans les prochaines années (pas tout de suite, car la procédure divorce n'est pas encore terminée, il y a la négociation d'un accord sur ce que vont être les relations entre l'Union Européenne et le Royaume-Uni dans un avenir proche, qui devraient se conclure avant le 31 décembre 2020), avec la démonstration désolante par l'absurde que l'absence d'unité entraîne l'absence de force.
D'autres tenteront d'expliquer que le départ des Britanniques était indispensable et qu'ils n'auraient jamais dû adhérer au processus européen. On serait tenté de leur donner raison, puisqu'ils s'en vont maintenant, mais en fait, dire que le mariage était un échec après près de quarante-huit années de vie commune, je voudrais bien qu'on me l'explique vraiment. Car si le Brexit a été décidé, ce n'était pas par un de ces vents irrépressibles qui secouent l'histoire du temps présent, comme le furent la chute du mur de Berlin ou l'effondrement de l'Union Soviétique. Non, ce fut juste le résultat désastreux d'un pari incertain et complètement irresponsable dans un but exclusif de manœuvre électorale de David Cameron (qu'on oublie un peu trop vite).
L'un des premiers responsables à avoir refusé l'entrée du Royaume-Uni dans l'Europe unifiée, ce fut évidemment De Gaulle. Replongeons-nous alors dans son état d'esprit il y a cinquante-sept ans. Plaçons-nous en janvier 1963. La France s'est dotée de sa force nucléaire, au grand dam des États-Unis. Si De Gaulle voyait d'un mauvais œil l'OTAN, c'était parce que cette protection militaire américaine avait pour conséquence la fin de l'effort de défense de chaque pays européen membre, ce qu'il ne voulait pas pour la France et il a eu raison puisque, aujourd'hui, l'OTAN ne représente plus vraiment une assurance-vie contre des agressions extérieures. Son maître mot restait la souveraineté du pays, son indépendance nationale.
Le témoignage de son ministre Alain Peyrefitte reste alors essentiel. Car De Gaulle disait ce qu'il pensait sans pour autant craindre de transmettre cette pensée dans sa communication publique (ce qui, de nos jours, avec les réseaux sociaux et les smartphones, serait un exercice bien compliqué).
Toute sa réflexion partait de la force de frappe nucléaire française. Rappelons que l'origine de cette force de frappe n'est pas gaullienne. C'était le seul sujet politique qui a obtenu tacitement un consensus dans la classe politique de la Quatrième République. C'était en particulier Félix Gaillard qui a lancé le grand plan de programmation nucléaire en janvier 1952.
Ainsi, le 2 janvier 1963, De Gaulle analysait : " Le rapport de force va changer en Europe. Jusqu'à maintenant, l'Angleterre était en position dominante par rapport à la France, puisqu'elle avait une force de frappe et que nous n'en avions pas. Maintenant, ça va être l'inverse, puisque les Américains ne nous contrôleront pas, alors qu'ils contrôleront entièrement la force anglaise. ". Le même jour, il en est venu à ce qu'était alors le Marché commun : " J'avais pris la décision de principe de fermer la porte du Marché commun aux Anglais, à la fois parce qu'ils ne sont pas prêts à y entrer économiquement et parce qu'ils n'y sont pas vraiment disposés politiquement. (...) [La Grande-Bretagne] pensait qu'elle mènerait tous les Européens par le bout du nez. Depuis trois ou quatre ans que nous prenons nos dispositions pour nous doter de notre force de frappe, elle s'était mise aussi à en vouloir une qui en fût une. Mais elle ne s'en était pas donné les moyens. Et maintenant, elle y a définitivement renoncé. ".
Plus précis, une semaine plus tard, De Gaulle confia à Alain Peyrefitte le 9 janvier 1963 : " On arrive au moment où on se rendra compte qu'on ne peut pas résoudre la quadrature du cercle : ou les Anglais imposent leurs conditions, et le Marché commun disparaît, il faut un traité différent, ou les Anglais acceptent d'entrer dans le Marché commun comme les autres, mais la Chambre des Communes ne le permettra pas. (...) Le pire qui puisse arriver, c'est qu'il n'y ait plus de Marché commun, les Six ne pouvant plus rester à Six. Je ne sais pas si ce serait un immense malheur. ".
Et continuant toujours sur l'éventualité d'une explosion de l'Europe des Six : " Il faut toujours envisager toutes les éventualités. Celle-là ne me bouleverserait pas. La France a existé des siècles sans le Marché commun, elle peut vivre sans lui. On remplacerait le Traité de Rome par un accord commercial, puisque la preuve aurait été faite que nos partenaires ne veulent ni d'une politique agricole commune, ni d'une aide commune à l'Afrique, ni d'une défense commune, ni d'une politique étrangère commune, ni d'une indépendance de l'Europe. Si nos partenaires ne veulent pas d'une Europe européenne, que voulez-vous que j'y fasse ? Je ne peux pas les y obliger. ".
Le Royaume-Uni se dit aujourd'hui la même chose : il a existé avant l'Union Européenne et pourrait s'en passer. Il lui resterait "juste" à négocier des accords commerciaux. Le problème, c'est que Boris Johnson devra choisir entre les États-Unis protectionnistes de Donald Trump et l'Union Européenne, son "ex".
À l'occasion de sa visite à Londres le 8 janvier 2020 pour rencontrer Boris Johnson, la nouvelle Présidente de la Commission Européenne Ursula von der Leyen a déclaré, au cours d'une conférence tenue à la London School of Economics : " Quand le jour se lèvera le 1er févier, l'Union Européenne et le Royaume-Uni resteront les meilleurs amis et les meilleurs partenaires. Les liens entre nous sont incassables. ". En clair, restons amis !
Pour terminer, je souhaite aussi rappeler un fait historique à tous les Français qui dénonceraient l'absence de démocratie dans la construction européenne et qui se réjouiraient du Brexit. Les Français, il y a bien longtemps, ont eu à se prononcer eux-mêmes, par référendum, sur l'entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun, puisque Georges Pompidou a finalement levé le veto de son prédécesseur.
En effet, le 23 avril 1972, le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas a organisé le référendum avec cette question : " Approuvez-vous, dans les perspectives nouvelles qui s'ouvrent à l'Europe, le projet de loi soumis au peuple français par le Président de la République, et autorisant la ratification du traité relatif à l'adhésion de la Grande-Bretagne, du Danemark, de l'Irlande et de la Norvège aux Communautés Européennes ? ". Plus de 10,8 millions de Français ont approuvé, soit 68,3% des suffrages exprimés (contre 5 millions de "non", soit 31,7%). Certes, il y a eu 39,8% d'abstention et 11,6% de votes blancs ou nuls, mais ceux qui ne se sont pas prononcés clairement n'ont pas, par définition, désapprouvé, et ce sont donc bien les deux tiers des Français qui ont approuvé cet élargissement (le peuple norvégien a refusé, lui, cette adhésion, et de nouveau lors du processus d'élargissement de 1995).
Donc, le peuple français a démocratiquement approuvé l'adhésion des Britanniques au sein de l'édifice européen. Du reste, les Britanniques aussi l'ont approuvé par référendum, pas au moment de leur adhésion mais deux années plus tard, le 5 juin 1975 (engagement de campagne du Premier Ministre conservateur Edward Heath pour les élections législatives du 10 octobre 1974) : là aussi, deux tiers des électeurs ont approuvé, à savoir 67,2% des voix (plus de 17 millions d'électeurs britanniques) avec une participation de 64,5%.
De Gaulle, bien qu'opposé, n'avait pas exclu cette tournure des événements : " Les travaillistes vont arriver. Ils feront leurs petites expériences. Et dans quatre ans, ou huit, peut-être même pas (...), les jeunes conservateurs reprendront le pouvoir, et c'est alors que qu'ils accéderont au Marché commun. L'Angleterre sera mûre pour y entrer. En effet, la preuve aura été faite par l'absurde qu'elle ne peut pas se passer d'y entrer. L'Angleterre ne croira plus à la possibilité (...) de s'extraire de l'Europe et de vivre sur sa lancée impériale et maritime. Dans quatre ou huit ans, l'évolution sera faite et les Anglais adhérerons au Marché commun en souscrivant à toutes ses clauses, car leur économie risquerait de s'effondrer s'ils ne le faisaient pas. ".
Et de compléter : " D'autre part, pendant ces quatre ou huit ans, le Marché commun aura eu le temps de se consolider. L'union politique des États aura pu se forger, à la faveur de la période de passage à vide qui suivra la rupture des négociations avec l'Angleterre. À ce moment, le Marché commun, consolidé par quatre ans d'existence supplémentaires et passé à son fonctionnement complet, toutes les épreuves de la période transitoire étant franchies, pourra résister victorieusement à l'entrée de l'Angleterre, si elle continue à avoir des prétentions exorbitantes et des arrière-pensées. Elle n'entrera dans la Communauté Européenne, que lorsqu'elle aura répudié à la fois son rêve impérial et sa symbiose avec les Américains. Autrement dit, quand elle se sera convertie à l'Europe. ".
C'était une incroyable prédiction de De Gaulle faite le 16 janvier 1963 à Alain Peyrefitte, qui a commenté bien plus tard (à la publication de ces dialogues, en 1994) : " Macmillan a démissionné le 10 octobre 1963 : les travaillistes, vainqueurs en 1964, ont été battus par les conservateurs en 1970 ; le Premier Ministre Heath, en accord avec le Président Pompidou, a fait alors entrer son pays dans la Communauté Européenne. Mais entre-temps, l'Europe des Six ne s'était pas renforcée ; elle n'avait pas su créer l'union politique que préconisait De Gaulle. Du coup, elle est entrée dans l'ambiguïté. ".
Eh oui ! De Gaulle préconisait l'union politique en Europe en 1963. Pour la simple raison qu'il préconisait une Europe européenne indépendante des États-Unis. C'était donc plus d'Europe et pas moins d'Europe qu'il voulait. Ce qui expliquait pourquoi il n'a pas hésité un instant à appliquer le Traité de Rome lorsqu'il est revenu au pouvoir. C'est parce que, aujourd'hui, les pays européens n'ont toujours pas réussi à se mettre d'accord pour une politique étrangère commune voire une politique de défense commune que nous avons des difficultés à faire émerger une souveraineté européenne qui maintiendrait en particulier la souveraineté française.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (27 janvier 2020)
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Pour aller plus loin :
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Les élections législatives britanniques du 12 décembre 2019.
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Document : les trois lettres adressées le 19 octobre 2019 à l'Union Européenne.
Document : quel est l'accord UK-EU du 17 octobre 2019 ? (à télécharger).
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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200127-brexit.html
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