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Un romantique dans un cinéma porno

Publié le 20 février 2020 par Les Lettres Françaises

Bergamini, romantique cinéma pornoOn sait à quoi s’en tenir sur l’événement médiatique et marchand appelé « rentrée littéraire ». Je laisserai donc provisoirement de côté toute considération sur les misères de notre temps pour regarder ce qui s’annonce et promet. Il y a, d’évidence, beaucoup d’appelés et peu d’élus. Alexandre Bergamini est peut-être de ceux-là qui portent l’étoile au front. Son premier roman, Retourner l’infâme, est l’oeuvre d’un écrivain. Il n’a rien à voir avec les objets de consommation préfabriqués qui envahissent les librairies. Il est le récit d’un expérience, une nuit, dans un cinéma porno. Des personnages se croisent, se cherchent, se rencontrent, jeunes ou vieux, travestis ou prostitués, toutes couleurs de peau confondues. Les images qui défilent sur l’écran ne sont qu’un prétexte, le spectacle est dans la salle.

Au milieu de tous ces hommes, il y a parfois « une femme qui s’offre aux survivants. La soixantaine, blonde aux cheveux de garçon, petit, potelée, elle s’installe à sa place, toujours la même, dans la salle du haut, une rangée au centre ».

Ainsi le narrateur est-il à la fois voyeur et acteur, happé par une frénésie sexuelle qui ne trouve sa fin provisoire qu’au petit matin. « La lumière bleutée du matin me cueille fourbu à la sortie. »On pourrait parler d’une scène de théâtre classique puisqu’elle obéit à une unité de lieu (un cinéma), de temps (une nuit), d’action (comment assouvir le désir jamais comblé…)

Lisant l’ouvrage d’Alexandre Bergamini, je ne pouvais m’empêcher de penser au film de Jacques Nolot, la Chatte à deux têtes. Ils traitent apparemment tous les deux du même sujet : des hommes dans un cinéma porno cherchant le plaisir sexuel. Mais Nolot donne un terme à cette quête éperdue ; l’issue est littéralement dans la sortie de la salle obscure. La fin du film se déroule à l’extérieur en pleine lumière : deux hommes partiront avec la caissière former un trio, dans un autre lieu.

Dans le texte de Bergamini, me semble-t-il, il n’y a pas d’échappée possible. Le jour ramène avec lui l’appel lancinant du désir. « Les hommes. Toute la journée. A la terrasse des bars, aux marchés, dans les rues. » Ou bien : « L’acharnement qui me condamne, comme un taureau lâché dans une arène à la recherche de son torero. » Le titre, Retourner l’infâme, est ambigu. On peut y entendre un revenir incessant comme à une drogue. Mais aussi « je me détourne de l’infâme » en le retournant, c’est-à-dire en l’écrivant. L’auteur, me semble-t-il, se débat dans cette tenaille. Car il est peut-être temps de se demander ce que signifie l’infâme. L’infâme est ce qui déshonore ou avilit quelqu’un, quelque chose qui provoque le dégoût. Il a le sens religieux de ce qui s’oppose à la loi divine par le péché. L’exergue de ce livre est une citation de saint Paul : « Ni les impudiques, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés ne posséderont le Royaume de Dieu ». Aussi Bergamini peut-il parler de « la tentation de la mort présente », d’un « être pris à son propre piège » ou de la « communauté infernale des hommes où le désir d’abolition et de désolation se tapit au fond de chacun ». Je m’interroge sur ce désir du rien, « de n’être rien ».

« L’aspiration vigoureuse de la joie » cède le plus souvent à la fascination de l’abîme, de l’abjection. A cet égard, la scène de sadomasochisme (chapitres 48, 49 et 50) est une des plus fortes et des plus violentes du livre. Et sans doute révélatrice de la démarche de l’auteur. « Le bonheur d’être battu, le règne d’être bafoué. » Quel crime lui faut-il donc expier ? Quelle rédemption appelle-t-il à force de se haïr ? « Mon moi peu à peu diffus disparaît dans la pénombre. Les ombres pas à pas viennent à ma rencontre. » « La déjection afin de me nettoyer plus en profondeur. Afin de sortir complètement essoré, lavé et sauvé. » On comprend bien que ce qu’il espère, attend, cherche et refuse, a pour nom l’amour. Mais cet amour n’est-il que « L’horreur d’aimer et d’être aimé simplement ? »

Dans ces pages souvent désespérées, j’entends une voix bouleversante et forte. Ce n’est pas un roman qui nous est donné à lire mais un long poème en 56 chapitres, ou stations, comme on dit d’un chemin de croix. Il faut le lire à haute voix. J’ai idée que ce texte maintenant publié, Alexandre Bergamini, dans un second ouvrage, pourra affirmer enfin « une liberté qu’il n’attendait pas », liberté, dit-il, « que j’affectionne plus que tout. Je n’ai rien d’autre. »

Jean Ristat

Alexandre Bergamini, Retourner l’infâme
Editions Zulma, 74 pages, 8,5 €

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