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L'ouverture de Tannhäuser , un poème en prose de Karl-Joris Huysmans

Publié le 22 février 2020 par Luc-Henri Roger @munichandco
L'ouverture de Tannhäuser , un poème en prose de Karl-Joris HuysmansUn poème en prose extrait des Croquis parisiens de Karl-Joris Huysmans (1848-1907), à déguster sans modération.
Croquis parisiens
L'OUVERTURE DE TANNHÄUSER 
Dans un paysage comme la nature n'en saurait créer, dans un paysage où le soleil s'apâlit jusqu'à l'exquise et suprême dilution du jaune d'or, dans un paysage sublimé où sous un ciel maladivement lumineux, les montagnes opalisent au-dessus des bleuâtres vallons le blanc cristallisé de leurs cimes ; dans un paysage inaccessible aux peintres, car il se compose surtout de chimères visuelles, de silencieux frissons et de moiteurs frémissantes d'air, un chant s'élève, un chant singulièrement majestueux, un auguste cantique élancé de l'âme des las pèlerins qui s'avancent en troupe. 
Et ce chant, sans effusions féminines, sans câlines prières s'efforçant d'obtenir par les hasardeuses singeries de la grâce moderne le rendez-vous réservé d'un Dieu, se développe avec cette certitude de pardon et cette conviction de rachat qui s'imposèrent aux humbles âmes du Moyen Age. 
Adorant et superbe, mâle et probe, il déduit 1'épouvantable fatigue du pécheur descendu dans les caves de sa conscience, l'inaltérable dégoût du voyant spirituel mis en face des iniquités et des fautes accumulées dans ces redoutes et il affirme aussi, après le cri de foi dans la rédemption, le bonheur surhumain d'une vie nouvelle, l'indicible allégresse d'un cœur neuf éclairé, tel qu'un Thabor, par les rayons de la mystique Superessence. 
Puis ce chant s'affaiblit et peu à peu s'efface ; les pèlerins s'éloignent, le firmament s'assombrit, la paille lumineuse du jour s'atténue et bientôt l'orchestre inonde de lueurs crépusculaires l'invraisemblable et authentique site. C'est une dégradation de teintes, une poussière de nuances, un mica de sons, qui se meurent avec le dernier écho du cantique perdu au loin ; — et la nuit tombe sur celle immatérielle nature, créée par le génie d'un homme maintenant repliée sur elle-même dans une inquiète attente. 
Alors un nuage irisé des couleurs de la flore rare, des violets expirés, des roses agonisants, des blancs moribonds des anénomes, se déroule puis éparpille ses moutonneux flocons dont les ascensionnelles nuances se foncent, exhalant d'inconnus parfums où se mêlent le relent biblique de la myrrhe et les senteurs voluptueusement compliquées des extraits modernes. 
Soudain, dans ce site musical, dans ce fluide et fantastique site, l'orchestre éclate, peignant en quelques traits décisifs, enlevant de pied en cap, avec le dessin d'une héraldique mélodie, Tannhäuser qui s'avance ; — et les ténèbres s'irradient de lueurs ; les volutes des nuées prennent des formes cabrées de hanches et palpitent avec d'élastiques gonflements de gorges ; les bleues avalanches du ciel se peuplent de nudités ; des cris de désirs, des appels de lubricités, des élans d'au delà charnel, jaillissent de l'orchestre et, au-dessus de l'onduleux espalier des nymphes qui défaillent et se pâment, Vénus se lève, mais non plus la Vénus antique, la vieille Aphrodite, dont les impeccables contours firent hennir, pendant les concupiscences du paganisme, les dieux et les hommes, mais une Vénus, plus profonde et plus terrible, une Vénus chrétienne, si le péché contre nature de cet accouple- ment de mots était possible ! 
Ce n'est plus, en effet, l'immarcescible Beauté seulement préposée aux joies terrestres, aux excitations artistiques et sensuelles telle que la salacité plastique de la Grèce la comprit; c'est l'incarnation de l'Esprit du mal, l'effigie de l'omnipotente Luxure, l'image de l'irrésistible et magnifique Satane qui braque, sans cesse aux aguets des âmes chrétiennes, ses délicieuses et maléfiques armes. 
Telle que Wagner l'a créée, cette Vénus, emblème de la nature matérielle de l'être, allégorie du Mal en lutte avec le Bien, symbole de notre enfer intérieur opposé à notre ciel interne, nous ramène d'un bond en arrière à travers les siècles, à l'imperméable grandeur d'un poème symbolique de Prudence, ce vivant Tannhäuser qui, après des années dédiées au stupre, s'arracha des bras de la victorieuse Démone pour se réfugier dans la pénitente adoration de la Vierge. 
Il semble en effet que la Vénus du musicien soit la descendante de la Luxuria du poète, de la blanche Belluaire, macérée de parfums, qui écrase ses victimes sous le coup d'énervantes fleurs ; il semble que la Vénus wagnérienne attire et capte comme la plus dangereuse des déités de Prudence, celle dont cet écrivain n'écrit qu'en tremblant le nom : Sodomita Libido. 
Mais bien qu'elle rappelle par son concept les allégoriques entités du Moyen Age, elle apporte en sus un piment moderne, insinue un courant intellectuel de raffinement dans cette masse de sauvages voluptés qui coulent : elle ajoute, en quelque sorte, des sensations exaspérées au naïf canevas des anciens temps, assure plus certainement enfin, par cette exaltation d'une acuité nerveuse, la défaite du héros, subitement initié aux lascives complications de cervelle de l'époque épuisée où nous sommes.
Et l'âme de Tannhäuser fléchit, et son corps succombe. Inondé d'ineffables promesses et d'ardents souffles, il tombe, délirant, dans les bras des polluantes Nuées qui l'enlacent ; sa personnalité mélodique s'efface sous l'hymne triomphant du Mal. — Puis la tempête de la chair qui rugit, les éclairs cendrés et les jets électriques qui grondent dans l'orchestre s'apaisent ; l'incomparable éclat de ces grands cuivres qui semblent une transposition des aveuglantes pourpres et des somptueux ors s'affaissent ; — et un susurrement d'une ténuité délicieuse, un frôlement presque deviné de sons adorablement bleus et aériennement roses, frissonne dans l'éther nocturne qui déjà s'éclaire. — Puis l'aube apparaît, le ciel hésitant blanchit comme peint avec des sons blancs de harpe, se teint de couleurs encore tâtonnantes qui peu à peu se décident et resplendissent dans le magnifique alléluia, dans la fracassante splendeur des timbales et des cuivres. Le soleil surgit, s'évase en gerbe, crève l'horizon dont la barre s'élargit et monte ainsi que du fond d'un lac dont la moire fulmine sous les rayons qu'elle répercute. Au loin, plane le cantique intercédant, le cantique fidèle des pèlerins, détergeant les dernières plaies de l'âme épuisée par la diabolique lutte ; — et, dans une apothéose de clarté, dans une gloire de Rédemption, la .Matière et l'Esprit s'élancent, le Mal et le Bien se lient, la Luxure et la Pureté se nouent avec les deux motifs qui serpentent, mêlant les baisers épuisants et rapides des violons, les éblouissantes et douloureuses caresses des cordes énervées et tendues, au chœur auguste et calme qui s'épand, à la mélodie médiatrice, au cantique de l'âme maintenant agenouillée, célébrant sa définitive submersion, son inébranlable stabilité dans le sein d'un Dieu. 
Et tremblant et ravi, l'on sort de la vulgaire salle où le miracle de cette essentielle musique s'est accompli, emportant avec soi l'indélébile souvenir de celte ouverture de Tannhäuser, de ce prodigieux et initial résumé de la babélique grandeur de ses trois actes.

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