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Les effets de la traite negriere et de la colonisation sur les societes africaines(2)

Publié le 09 mars 2020 par Regardeloigne

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Mais la domination politique comporte un autre aspect que recouvre pareillement le terme de colonisation, à savoir l’exploitation économique.

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Là encore, le mot exploitation n’a en soi rien de tragique dans son sens premier : L’exploitation est l'action de mettre en valeur un bien quelconque, c'est-à-dire d'en tirer profit : un exploitant n'est pas un exploiteur. Le sens neutre est strictement économique et privé de toute morale. On peut exploiter une terre, une forêt, des mines : foncière, forestière, minière, désigne aussi bien l'action que son objet. Il y a même un sens laudatif du mot qui découle d'une exaltation religieuse ou prométhéenne de l'action humaine qui transforme la face de la terre, en soumettant la nature à ses desseins. La découverte et l'utilisation des ressources dormantes sont une valorisation de la nature. Les problématiques écologiques tendent pourtant de nos jours à « déconstruire » ce sens en apparence banal.

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Le devoir de mettre en valeur les ressources de la terre pour le bien commun de l'humanité a pourtant servi de justification à bien des exactions et des injustices.
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Les églises occidentales ont placé les biens de ce monde sous le signe de la Providence Divine, fondant le droit de coloniser .Quant aux colonisateurs français, ils enseignaient qu'il serait puéril d'opposer aux entreprises d’exploitation « un prétendu droit d'occupation et je ne sais quel autre droit de farouche isolement qui pérenniseraient en des mains la vaine possession de richesses sans emploi ». Cette idée prit un sens plus large : ce ne furent pas seulement les ressources naturelles qui ont été exploitées, les « ressources humaines » ont subi le même sort. On sait que dès la découverte des Amériques, la main-d'œuvre indigène fut ainsi exploitée par les particuliers et par l'État espagnol ou portugais dans les plantations et dans les mines. Epuisées par des conditions de vie sans précédent pour elles, les populations disparurent en tout ou en partie. Il fallut alors importer une main-d'œuvre de remplacement, celle des esclaves africains.

« L'exploitation coloniale » se définit comme l'exploitation des ressources d'un pays pour le seul profit d'un autre. Une économie de type colonial» était une économie dépendante, « hétérocentrée ». Mais les marchands Européens ne jouaient pas le jeu de la libre concurrence : ils venaient, armés en guerre, pour imposer leurs conditions à leurs fournisseurs et pour éliminer tous leurs concurrents. Ainsi pouvaient- ils imposer leur monopole commercial, fixer les prix d'achat, mettre la main sur la production en imposant aux planteurs indigènes les formes de dépendance ou de servitude , jusqu’à la plantation d'esclaves comme cas extrême. L'usage de la force armée pour garantir de hauts profits aux organisateurs du commerce a fondé le « pacte colonial », qui a survécu dans les mémoires à son abolition effective et reste sous- entendu dans la notion courante de la colonisation. Il a changé de forme mais resta sous-jacent aux rapports de l’économie libérale.

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« le système de gouvernement imposé par les métropoles à leurs colonies, et connu sous le nom de pacte colonial, contenait comme principes essentiels les cinq points suivants
: 1° Monopole de la navigation réservé au pavillon national ; 2° Débouché de la colonie réservé aux produits manufacturés de la métropole ; 3° Approvisionnement de la métropole en matières premières et denrées coloniales imposé aux colonies ; 4° Interdiction aux colonies de se livrer aux industries et même aux cultures qui ont des similaires dans les métropoles ; 5° Taxes financières sur les produits tant à leur sortie des ports coloniaux qu'à leur entrée dans les ports métropolitains »
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Au XIXe siècle, la victoire des conceptions libérales mit fin au pacte colonial, aux monopoles et à l'étatisme. L'Angleterre, forte de sa coloniale, donna l'exemple d'une politique nouvelle, sur le libre échange. Mais on vit alors que les lois du marché être aussi oppressives et aussi exploiteuses que les règlements du pacte colonial. Les domaines ne sont plus des possessions exclusives. Mais l'économie qui se forme est plus que jamais dépendante des puissances financières de l'Europe du nord-ouest, qui exploitent aussi bien, voire mieux, les États juridiquement indépendants que leurs possessions coloniales.

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L'exploitation des États se fait par l’intermédiaire de capitaux dans les emprunts publics émis par les États ou les municipalités soucieux de se moderniser. Elle aboutit au paiement d'intérêts, plus avantageux que ceux des placements locaux et souvent à la faillite de l'État débiteur et à la prise de gage par les créanciers : contrôle de la dette, directions des douanes, régie de certains impôts. Cette dépendance économique réduit la souveraineté de l'État et conduit souvent à son occupation militaire et à l'imposition d'un protectorat. L'exploitation des États n'est plus possible sous cette forme après l'annexion. L'exploitation directe des ressources du pays, indépendant ou annexé, se fait par investissements de capitaux dans les sociétés minières, ferroviaires, portuaires, des eaux, du gaz ou de l’électricité. Sources de profits rapatriables, ces investissements aussi la fourniture de matières premières à l'économie en même temps qu'ils donnent l'occasion de commandes de matériel, car la recherche de débouchés sûrs à l'extérieur est une obsession en cette époque de surproduction et de protectionnisme». Le principe de complémentarité repose désormais sur les besoins économiques des métropoles en pleine évolution : les matières de l'industrie prennent une place croissante dans les « coloniales ». JF BAYART/ L’ETAT EN AFRIQUE FAYARD.

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Une des conséquences premières de ce qui précède fut la création d’un individualisme économique à la place des sociétés anciennes qu’on a parfois qualifiées de « collectivistes. Quelque soit la valeur discutable du terme, il marque un changement social par rapport aux traditions qui persistaient. Ceci explique pour G. Balandier les tensions des sociétés africaines contemporaines en régime post colonial, dues aux multiples composantes en décalage perpétuel. En reconnaissant cette complexité multiple, « l’étude dynamique des sociétés traditionnelles en transition permet de corriger la représentation simplifiée de structures sociales con sidérées trop souvent sous l’angle de la pureté ou de la primitivité ».

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Selon Balandier les sociétés anciennes se caractérisaient par le faible volume et le peu de diversité des biens produits ; le petit nombre des biens durables domestiques troupeaux de bovins et terre) ; enfin le bas niveau des besoins .D’ un autre côté la richesse relative s’ associait à la possession du pouvoir ; elle appartenait automatiquement à une aristocratie restreinte et se trouvait contre balancée par des fonctions à accomplir et, en même temps, par une obligation de générosité :c’était le Système Du Don, dans un triple obligation : Donner, Recevoir, Rendre. Les procédés traditionnels d’accumulation visaient à gagner en prestige et en autorité par un élargissement de la zone influence. La richesse, ainsi conçue, apportait assez peu d’avantages matériels ; la satiété était vite atteinte et de l’esclave au chef de lignage, les différences de niveau de vie restaient peu marquées. En fait on considérait celui-ci comme le gestionnaire d’une richesse à caractère collectif .Aussi cette dernière servait-elle pour une part importante aux investissements sacrés qui devaient assurer la santé et la fécondité du groupe : fêtes périodiques en honneur des ancêtres tombeaux coûteux etc. La politique d’alliance et aussi de prestige du groupe, la sécurité matérielle de chacun, prise en charge par les hommes à la fois riches et responsables, était la mesure de leur réussite en ces divers domaines.

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Les conditions modernes sont radicalement différentes : les biens deviennent nombreux et diversifiés. Ils sont recherchés pour les commodités ; ils offrent une valorisation qui fait que leur possession confère un prestige, dû autrefois à la seule générosité. La compétition intérieure pour les biens est établie et se généralise tel point que le calcul économique des individus emporte sur les obligations coutumières au détriment des solidarités anciennes. La richesse n’entraîne plus nécessairement sa compensation en responsabilités sociales. L’expansion de la culture du coton a, par exemple, accéléré ce mouvement et superposé une paysannerie ancien style à une classe de petits propriétaires fonciers et une classe de grands propriétaires dont certains absentéistes, animateurs d’affaires multiples, y compris les anciens rois et chefs traditionnels.
« Ainsi est-il noté que certains modèles continuent à façonner les rapports sociaux alors ils ne sont pas accordés aux nouvelles conditions économiques et politiques. Les structures se transforment plus vite que les systèmes institutions qui organisent officiellement leurs relations mutuelles .Ce décalage reste d’autant plus accusé que les forces de changement ont une origine étrangère, de même que les agencements modernes qui s’imposent au détriment de ancien ordre de choses ;en ce sens la situation dite coloniale ou de dépendance retarde le moment de la restructuration totale et de la réorganisation efficace .En raison de cet effet de retardement, on saisit comment opère le passage un système socio-économique à une autre sans qu’il ait jamais comme dans l’ordre naturel transformation brutale et globale .On remarque aussi avec plus de netteté le caractère hétérogène et approximatif des économies et des sociétés considérées en tant que systèmes.
« Les sociétés étudiées aujourd’hui en Afrique Noire résultent du conflit de deux principes de structuration et organisation qui sont contradictoires : d’une part la parenté au sens large, les liens du sang et d’alliance ainsi que la justification mythique des rapports sociaux ; d’autre part les différenciations et les compétitions qu’ implique l’économie de marché le rationalisme économique et les calculs auxquels se trouvent de plus en plus contraints les individus et les groupes. Cette transformation introduit Africain dans un univers social plus hétérogène et plus instable mais aussi plus abstrait que celui régi par la coutume à une date récente. »
GEORGES BALANDIER Structures Sociales Traditionnelles Et Changements Economiques. Persée

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L’ethnologue Catherine Baroin a étudié ainsi les effets de la colonisation sur une société du Niger ,les Daza . Une population qui voulait pourtant rester traditionnelle. On comprend mieux certains aspects des conflits actuels au Niger si l’on suit son analyse.
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Les Daza et leurs « forgerons », les Aza, formaient l'élément méridional du vaste ensemble culturel des Téda-Daza, communément appelés Toubou. Ils occupent un vaste domaine géographique qui s'étend du sud de la Libye au lac Tchad, et de l'est de la République du Niger à l'est de la République du Tchad. Leur nombre est estimé à 200 000 environ et ils sont à peu près 10 000 au Niger et vivent dans la zone sahélienne aux confins du désert (moins de 250 mm de pluie par an), de l'élevage associé de vaches, chamelles et chèvres. Cet élevage extensif les contraint à un habitat dispersé : leurs campements excèdent rarement une vingtaine de tentes. La société se composait d'un ensemble de clans patrilinéaires, possédant chacun son territoire, entre lesquels régnait un état de « feud » ,(guerre) quasi permanent. • Souvent qualifiée ď « anarchique », la société daza frappait par l'absence apparente de hiérarchie institutionnalisée. Il existait néanmoins quelques « familles de chefs », dont la nature est mal connue. Mais il semble que la plupart des chefs ne devaient leur pouvoir qu'à leurs vertus guerrières. Ce pouvoir, remis en cause à la première bataille perdue, n'était jamais stable. — La « guerre » menée par ces chefs prenait essentiellement la forme de razzias. Celles-ci visaient surtout les troupeaux, marqués à titre préventif par chaque propriétaire de la marque de son clan. Les troupeaux, sans cesse à la merci d'un vol, nécessitaient une surveillance assidue. La richesse était aléatoire. 

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Les expéditions coloniales qui furent envoyées vers le Tchad avaient « des buts essentiellement militaires et politiques : l'aspect économique et commercial n'intéressant guère ici ces conquérants. II fallait devancer les Anglais, les Allemands et même les Belges. La marche coloniale au Tchad fut ainsi l'œuvre conjointe de trois colonnes expéditionnaires françaises à but politico-militaire, parties du Sahara (Foureau-Lamy), du Congo (Gentil) et du Soudan (Voulet-Chanoine) .Cette dernière se livra à une violence tragique, massacrant femmes et enfants sur son passage , rasant les villages. Les deux chefs finirent par vouloir se tailler un empire personnel ; Ils firent ouvrir le feu sur la colonne envoyée les remplacer, tuant le colonel. Ils périrent à la fin dans la mutinerie de leurs tirailleurs.

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Le résultat fut la pacification des Daza et la suppression de l’état de guerre mais des conséquences essentielles d’un point de vue économique et politique. Le progrès de la scolarisation et de l’économie toucha surtout les Aza, caste de forgerons et d’artisans. Ils se séparèrent des Daza .
« La pacification coloniale, parce qu'elle était en contradiction complète avec le système social préexistant, fut donc à l'origine de profonds bouleversements dans la société traditionnelle daza. Elle entraîna le démantèlement du système politique de la société daza précoloniale, l'affaiblissement de son organisation clanique, une perte partielle de prestige et de richesse .Elle fut également à l'origine d'une insertion plus grande de cette société dans une économie de marché monétisée (qui n'est pas elle non plus sans menace, puisque pour se procurer de l'argent les Daza sont obligés d'entamer leur capital, c'est-à-dire de vendre leur bétail). »

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« Mais il se trouve que les deux aspects (culturel et économique) de la domination coloniale qui paraissaient à court terme les moins destructeurs pour la société traditionnelle daza sont ceux qui, à long terme, risquent de lui poser les plus sérieux problèmes. a) L'influence culturelle, la scolarisation. seuls quelques fils de chefs ont été scolarisés. Ils n'ont que ou pas eu d'influence sur les autres Daza car l'école a entraîné un changement de leur mode de vie et un relâchement de leurs liens avec leur milieu d'origine. Mais c'est précisément cette absence de scolarisation qui est porteuse pour les Daza d'une des plus lourdes menaces. En effet, quand les divers États africains acquirent leur indépendance, seuls des hommes suffisamment instruits purent prendre en mains les rênes du pouvoir. Ce furent donc plus souvent des sédentaires que des nomades puisque ce sont les sédentaires, plus accessibles, qui ont dans l'ensemble le mieux fréquenté les écoles françaises.

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Or il est important, dans ces pays qui regroupent des ethnies diverses, que chacune d'elle puisse défendre en haut lieu ses intérêts. ce n'est pas le cas des Daza qui, dans ce pays, restent encore largement en dehors de la scène politique b) La domination économique. Sur le plan économique, la colonisation avait vis-à-vis d'éleveurs comme les Daza deux buts essentiels : encaisser l'impôt et stimuler l'élevage. Nous avons vu que la nécessité de payer l'impôt, et de le payer en argent, avait entraîné une plus grande insertion des Daza dans une économie de marché monétisée. Pour stimuler l'élevage, on fit construire quelques puits cimentés, qui permettent d'abreuver un plus grand nombre d'animaux que les puits traditionnels, coffrés de bois. On put ainsi augmenter la densité du cheptel sur le territoire daza. La population s'accrut également, grâce à des soins médicaux meilleurs, mais aussi en raison d'une importante immigration de Daza du Tchad vers le Niger, Cette population accompagnée de son cheptel s'est installée depuis trente ans environ de plus en plus loin vers le nord, aux confins du désert. Cette montée vers le nord allait faire disparaître en bonne partie la faune abondante de la région (autruches, antilopes, etc.), mais surtout, elle mettait en danger l'équilibre écologique délicat de la zone subsaharienne, dont elle a accéléré la désertification. Si l'aspect politique de la domination coloniale a donc été, pour la société traditionnelle daza, le plus lourd de conséquences, en raison de la contradiction logique entre la « pacification » et l'organisation sociale précoloniale, les aspects économiques, sociaux et culturels de la colonisation n'en ont pas moins eu, eux aussi, même si c'est de façon négative ou moins directe, d'importantes répercussions. Au total il apparaît, au travers de cette analyse, que la société daza actuelle est profondément différente de la société daza précoloniale. Les Daza, en dépit du caractère peu accessible de la zone qu'ils occupent et en dépit de leur refus du changement (refus de l'école, attachement à des valeurs morales qui apparaissent révolues dans le contexte actuel) n'ont pu échapper à ce bouleversement »
CATHERINE BAROIN .EFFETS DE LA COLONISATION SUR LA SOCIÉTÉ TRADITIONNELLE DAZA . JOURNAL DES AFRICANISTES.

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L’impact le plus évident de plusieurs siècles de contact avec l’Europe a été de reconfigurer la conception de l’organisation territoriale et de l’exercice de l’autorité. De ce contact entre les sociétés africaines et occidentales, sont nés, après les indépendances, des États et des formes institutionnelles qui sont surtout des formes hybrides.

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Malgré le volontarisme des élites nationalistes qui, aux indépendances, étaient déterminées à retrouver une authenticité africaine et de nouvelles formules institutionnelles et politiques rompant avec le système colonial, l’État postcolonial en a gardé la plupart des traits , reproduit l’essentiel de ses logiques après avoir bouleversé les anciens équilibres, en détruisant les aristocraties, et favorisé l’émergence de nouvelles élites. Un ensemble de catégories sociales issues de la colonisation vont ainsi contribuer à l’état post colonial

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"Dans la continuité du commerce de traite, « légitime » ou non, l'occupation coloniale a supposé l'intermédiation active de toute une série de catégories sociales, dont le régime d'Indirect Rule britannique  a été l'expression administrative la plus achevée, mais qui ne saurait se réduire à cette  architecture politico-bureaucratique. Car en-deçà des aristocraties, des cours et des chefferies historiques ou pseudo-traditionnelles cooptées par le colonisateur, - ou au contraire « court-circuitées » par celui-ci, comme dans le cas de l'Empire français, pétri d'idéologie républicaine anti-« féodale », tout au moins jusqu'à la Première Guerre mondiale et chez les administrateurs civils - les élites allogènes impériales et « transnationales » - telles que les Asians, les Goanais, les Brésiliens, les Cap-Verdiens, les Krios, les Libanais - et surtout une population anonyme de catéchistes, d'interprètes, d'instituteurs, d'infirmiers, de derks, de commerçants, ont œuvré au jour le jour et contribué à la cristallisation du clientélisme de l'« État-rhizome », ainsi qu'à la consolidation de son économie politique rentière et à la fortune de ses « gate-keepers ».. JF BAYART/ L’ETAT EN AFRIQUE FAYARD.

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En premier lieu, l’héritage colonial se manifesta par l’introduction de la clôture territoriale dans des contextes où elle n’existait pas toujours, du moins sous la forme qu’elle prend avec l’État moderne et ses frontières clairement délimitées. Les Etats africains n’ont donc pas été le produit d’une évolution endogène mais hâtivement construit par le processus colonial sans participation des populations ,alors que les Africains mettent l’accent sur leur localité, leur région, ou leur ethnies. Les frontières et les identités territoriales ont alors peu de chances d’être pertinents dans de futurs États.
Il a existé par ailleurs une corrélation forte existe entre le mode de décolonisation et la nature des régimes qui ont immédiatement été installés. Des types régimes peuvent être, dans leurs grandes lignes, dressés sur la base de ce critère.
Là où la décolonisation a été précédée d’une guerre de libération nationale, comme en Algérie, en Angola, au Mozambique, au Cap-Vert et en Guinée-Bissau, les régimes qui ont émergé ont généralement été institués par le groupe armé qui avait réussi à se présenter comme le principal adversaire de la puissance coloniale. Auréolé de cette « légitimité historique » conférée par la prise des armes, ce groupe a généralement instauré dès le départ un régime autoritaire. Là où l’accession à l’indépendance a suivi le mode de « décolonisation à l’amiable » à l’inverse – et c’est la catégorie dominante –, les pays n’ont été soumis à l’autoritarisme que plus tard, après une courte période d’expérience pluraliste. Ce fut notamment le cas des anciennes colonies françaises et britanniques.

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À l’indépendance, ces pays avaient adopté un modèle parlementaire pluraliste. Mais l’absence la faible socialisation démocratique des élites conduisent rapidement ces pays à sombrer l’un après l’autre dans l’autoritarisme. Les institutions formelles transférées aux Africains après les indépendances étaient de nature exogène et autoritaire, conçues pour assurer la domination et peu préoccupées par la légitimité. Dans la plupart des cas, les élites au pouvoir supprimèrent rapidement le pluralisme partisan et instaurèrent des autocraties personnelles. Certains de ces autocrates créent des partis uniques considérés comme des instruments efficaces de mobilisation. Dans d’autres cas, en commençant par ceux du Congo et du Togo, les militaires font irruption pour prendre le pouvoir.

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Du régime colonial a subsisté en particulier les différentes formes de coercition comme « formes de gouvernement :

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"Non seulement la coercition est un mode de régulation de l'« État importé » et d'accaparement de ses ressources, mais encore son exercice est au cœur de sa relation diplomatique avec le monde : soit que les puissances étrangères soient parties prenantes de sa violence par le biais de la coopération militaire et policière, soit qu'elles la condamnent avec toutes les ambivalences et complications que l'on connaît. De ce point de vue il est clair que le sous-continent est entré dans une autre phase de son histoire. La coercition y connaît une intensité inédite, sous la forme de répressions et de guerres hautement professionnalisées et techniques qui introduisent de nouvelles catégories politiques comme celle de race et se traduisent par des génocides, mais également sous celle d'une dérégulation (ou d'une démocratisation ) de l'usage de la violence, dans le cadre de mouvements armés collectifs ou d'une délinquance plus individuelle, que permettent l'abaissement du coût, et donc une circulation accrue, de l'armement. ..Bastonnades, tortures, supplices, massacres, déplacements ou regroupements forcés de populations, batailles, agressions, vols, pillages, confiscations sont érigés en procédures quotidiennes du politique, qu'appliquent des personnages sociaux désormais bien campés : le soldat, le combattant, le douanier, le policier, le délinquant, ou le simple quidam pilleur d'un jour". JF BAYART/ L’ETAT EN AFRIQUE FAYARD.

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Deux concepts vont alors expliciter les formes politiques des sociétés africaines contemporaines : celui de « Néopatrimonialisme » de Jean Francois Médard ;celui de « Politique Du Ventre », de Jean François Bayart. Ils caractérisent tous les deux des formes politiques hybrides issues de la tradition et du colonialisme.

Le néopatrimonialisme est une adaptation de la domination traditionnelle proposée par Max Weber. Celui-ci distingue, trois types de domination légitime selon que l’autorité est acceptée en vertu de la coutume (domination traditionnelle), des qualités personnelles du chef (domination charismatique), ou enfin de la loi (domination légale-rationnelle). Au sein de la domination traditionnelle, Weber estime qu’« avec l’apparition d’une direction administrative (et militaire) purement personnelle du détenteur du pouvoir, (ce qui fut le cas dans beaucoup de régions africaines) toute domination traditionnelle incline au patrimonialisme et, à l’apogée du pouvoir du seigneur, au sultanisme ».
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Jean-François Médard, traitant de la question de l’État en Afrique, le qualifie en effet de néo-patrimonial. Son propos tend à démontrer que la plupart des États du continent (sinon tous) mais à des degrés divers, ont ceci de particulier qu’ils partagent ensemble un fonds commun néo-patrimonial. Pour l’auteur, les États africains seraient de type mixte, un mélange à la fois de traditionnel et de moderne. Le chef succède aux rois traditionnels, (en particulier ceux de la colonisation), dont il arbore parfois les symboles à destination du peuple -ainsi la toque en peau de léopard et le bâton de commandement de Mobutu- mais La présence d’une bureaucratie vient témoigner à l’inverse de la modernité. Autant le chef a tous les pouvoirs et gère le territoire comme s’il s’agissait d’un domaine personnel, autant il doit composer avec des pratiques dites modernes dont la mise en place d’une bureaucratie.
En d’autres termes, tous les États africains sont gérés comme des entreprises privées, selon un mode de domination patriarcale (celui des anciennes chefferies avec leur espace politique séparé et hors clan comme entité politico-économique) ce qui est un véritable obstacle à leur développement. Le patrimonialisme se caractérise essentiellement par l’absence de distinction entre domaine public et domaine privé, puisque « le chef patrimonial traite toutes les affaires politiques, administratives ou judiciaires comme s’il s’agissait d’affaires personnelles, de la même façon qu’il exploite son domaine, comme s’il s’agissait de propriétés privées». Le néopatrimonialisme mène à la personnalisation du pouvoir et donc à un déficit d’institutionnalisation, mais aussi à l’arbitraire et à la tendance à l’autoritarisme.
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D’autre part, toujours selon l’analyse que Médard fait des écrits de Weber, le patrimonialisme regroupe des pratiques comme le clanisme, le népotisme, le tribalisme, la corruption etc. et toutes ces pratiques sont le lot commun de beaucoup États africains.

Le système comporte en outre appelle «un mode particulier d’accumulation des ressources politico-économiques et symboliques». En Afrique selon Médard, il faut être riche pour avoir le pouvoir, et il faut avoir le pouvoir pour être riche. Médard part du modèle du Big Man qui réussit à se constituer un capital de relations personnelles dont la polygamie traditionnelle et la Mercedes seraient des symboles. . Une fois ce capital relationnel réuni, et grâce aux pratiques néo-patrimoniales (pouvoir personnel, appropriation, exploitation etc.), le Big Man peut ensuite aspirer à accumuler un pouvoir politique, gage à son tour de succès économique. Le pouvoir politique va servir à enrichir son détenteur et le pouvoir économique, ainsi acquis, va servir à accroître le pouvoir politique et ainsi de suite. Le concept de Big Man est emprunté aux sociétés mélanésiennes d’où les grades pouvaient s’acquérir par des mérites personnels mais il a d’une certaine façon existé dans certaines sociétés africaines traditionnelles : des chefs cumulaient ainsi richesses et pouvoirs en multipliant la possession de fétiches qu’ils cherchaient à acquérir par tous les moyens.
La caractéristique finale de l’État néo-patrimonial en Afrique est qu’il est l’instigateur des inégalités sociales sur le continent, parce qu’il est à l’origine de l’émergence d’une classe dite dominante ou de privilégiés et une autre constituée des laissés-pour-compte.
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J.F Bayart analyse, pour sa part, les groupes sociaux qui se disputent l'Etat postcolonial et les différents scénarios qui ont prévalu depuis la proclamation des indépendances : formation d'une classe dominante, dépendance des sociétés africaines vis-à-vis de leur environnement international, place déterminante en leur sein des stratégies individuelles ; importance des réseaux d'influence et des terroirs historiques dans le déroulement des conflits.

Il va ainsi introduire le concept de « Politique du ventre » qui désigne une manière d'exercer l'autorité avec un souci exclusif de la satisfaction matérielle d'une minorité. L'État africain serait ainsi une hybridation entre l'État bureaucratique occidental et les sociétés africaines. Il fonctionnerait comme un rhizome de réseaux personnels et assurerait la centralisation politique par le truchement de liens de parenté traditionnels , de cooptation, d'alliance et d'amitié et fondé sur un système des prébendes . La trame et la lutte pour le pouvoir seraient d'abord une lutte pour les richesses. . La fin de la colonisation sanctionnait en effet la levée de nombre des contraintes politiques, administratives et économiques qui contrariaient les projets et l’appétit des accumulateurs africains. L’une des ruptures décisives de l’indépendance a résidé ainsi dans l’accès direct aux ressources de l’Etat des élites autochtones, jadis bridées par la tutelle du colonisateur. « Elle leur ouvrait la maîtrise du cadastre, du crédit, fisc des offices de commercialisation, des cultures de rente, de l’investissement public, de la négociation avec le capital privé, des importations".

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Autant dire que les nouvelles élites scolarisées sous la colonisation, « les évolués » et qui ont constitué la nouvelle classe politique des indépendances ont intériorisé et adhéré de fait à nombre de valeurs des colonisateurs.

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« Iraient dans ce sens la reconduction et souvent la défense acharnée du cadre territorial de l'État-nation dans ses frontières impériales, l'acceptation et l'intensité du sentiment d'appartenance nationale, la résilience des identités particulières dites « primordiales » nouées lors du moment colonial, l'adoption de l'institution bureaucratique par les classes politiques mais aussi par les forces sociales dans les champs religieux et associatif,… Bon an mal an, les acteurs contemporains renouvellent leur adhésion aux différentes variantes du « type d'homme » que le moment colonial a fondé, selon le genre discursif nationaliste, mais aussi à travers d'autres langages tiers, d'ordre économique, financier, monétaire, politique ou religieux, comme ceux de la « réforme », de la « bonne gouvernance », de la « rigueur », de la « prospérité » pentecôtiste et islamique, de la « société civile » ou tout simplement du savoir scientifique et des règles juridiques. Et aussi ils mangent, se lavent, se parent, s'habillent, se logent, se déplacent, écrivent, lisent, font l'amour et la guerre selon des usages et des appareils de « prove¬nance1 » coloniale. Littéralement le Verbe colonial s'est fait Chair. JF BAYART/ L’ETAT EN AFRIQUE FAYARD.

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Les positions de pouvoir vont devenir ainsi des voies prioritaires qui mènent aux ressources de l’aide extérieure et de l’ascension sociale (ressources politiques, militaires, économiques et éducationnelles, bourses...). Elles permettent des positions de prédation : la collecte de l’impôt, la fourniture de papiers administratifs sont les occasions d’extorsion les plus répandues, d’autant que les fonctionnaires sont très mal payés. L’agent de l’Etat se paie sur les administrés (faute d’être payés sur le budget de l’Etat). D’où les pots de vin (pour marchés publics), taxes à l’importation (y compris l’aide alimentaire). Ceci est facilité par le fait que dans la plupart de ces pays, l’exercice de responsabilités administratives n’exclut nullement ‘acquisition et la gestion d’un patrimoine personnel, comme l’avait souligné Médard.. Le Chef d’Etat a veillé à la fusion des sphères du public et du privé. Dans ce système, les conflits de pouvoir se structurent non pas autour de classes sociales mais de factions, de clans, qui parasitent les institutions. Ces luttes factionnelles irradient tous les secteurs de la société.

La politique du ventre est ainsi un phénomène social total au sens de Mauss : L’expression touche à la fois la nécessité de se nourrir qui reste une préoccupation essentielle ; elle vient de la sorcellerie dont l’origine traditionnelle serait une entité logée dans le ventre du sorcier, lequel est défini comme un « mangeur d’âmes ». . Manger a bien d’autres sens : surtout politique et social, il signifie avant tout, les activités d'accumulation, qui ouvrent la voie à l'ascension sociale et qui permettent au détenteur de la position de pouvoir de « se mettre debout ».

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« Mais il n'est guère envisageable que les femmes soient absentes de ce manège puisque, dans maintes sociétés anciennes, elles étaient « la substance même de la richesse " ». La « politique du ventre » est aussi celle du marivaudage, de ce que les Congolais appellent le « deuxième bureau », et les maîtresses sont l'un des rouages de l'État postcolonial. Le «ventre», c'est simultanément la corpulence qu'il est de bon ton d'arborer dès lors que l'on est un puissant. »…

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Les Camerounais savent que la « chèvre broute là où elle est attachée » et que les détenteurs du pouvoir entendent « manger ». « Un décret présidentiel relève-t-il un directeur ou un préfet de ses fonctions, le petit cercle d'amis et l'entourage familial expliquent l'événement aux villageois en disant : " On lui a enlevé la bouffe. " Au contraire, si c'est une nomination à un poste important, le commentaire triomphant devient : " On lui a donné la bouffe. " Le plus embêtant, c'est que l'intéressé lui-même, démis ou promu, est convaincu intimement qu'on lui a enlevé ou donné la bouffe», déplore l'éditorialiste de Cameroon Tribune, Et, toujours à Yaoundé, on a vite transformé le terme de « crédit » - dont l'octroi par les banques est le plus souvent conditionné par des considérations politiques - en « kel di », expression qui veut dire « aller manger » «. Cet idiome de la « politique du ventre » n'est pas propre au Cameroun. Les Nigérians évoquent « le partage du gâteau national ». En Afrique orientale, la faction se nomme kula (« manger », en swahili). Et à un observateur qui s'inquiétait de « l'appétit » de ses ministres, le chef du gouvernement guinéen rétorqua : « Dis donc, laisse les gens là bouffer tranquillement. Ils auront ensuite tout le temps de réfléchir! » JF BAYART/ L’ETAT EN AFRIQUE FAYARD.

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