Si la pandémie actuelle démontre qu’il est possible de prendre des mesures radicales afin d’endiguer une catastrophe, les réponses qui lui sont apportées nous placent devant le fait accompli. La lutte contre le réchauffement, elle, nous offre encore l’option démocratique. Et peut bénéficier des leçons que nous pourrions tirer de la crise sanitaire actuelle. Entretien avec François Gemenne, chercheur et coauteur de l’Atlas de l’Anthropocène (éditions Sciences-Po).
La crise du coronavirus est-elle une répétition générale de ce qui nous attend avec le réchauffement climatique ?
François Gemenne. Non. D’abord, ce ne sont, pour l’heure, pas les mêmes populations qui sont touchées. C’est vrai que le réchauffement aura et a déjà des impacts en Europe ou aux États-Unis. Mais il frappe en premier lieu les pays les plus pauvres, singulièrement ceux d’Afrique. Présentement, il se passe l’inverse. Ensuite, le changement climatique n’est pas une crise : il va se dérouler sur le long terme. Et, contrairement à la pandémie de coronavirus, il est irréversible. Si la température globale augmente de 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle, ce sera sans retour.
Cela dit, on sait que, dans un monde réchauffé, les pandémies vont se multiplier. Au-delà, d’autres aléas risquent de déstabiliser les sociétés…
François Gemenne. Les impacts sanitaires du réchauffement sont réels, c’est vrai. La hausse des températures va favoriser la diffusion de maladies telles que la dengue ou la malaria dans des zones jusqu’alors épargnées. La fonte du pergélisol risque, quant à elle, de libérer des bactéries. Lorsque l’on voit la façon dont on a répondu à la crise du coronavirus, on se dit que nos sociétés ne sont pas préparées à ces risques systémiques. À force de se fixer des objectifs à long terme – la fin du siècle, 2050… –, on a alimenté la croyance que tout cela était une préoccupation lointaine et favorisé le report des prises de décision. C’est une autre similitude avec le coronavirus. Le caractère mondial de l’événement, les scientifiques qui alertent dans le vide… l’incapacité, aussi, de la communauté mondiale à concevoir une politique publique de coopération. Dans un cas comme dans l’autre, chaque pays réagit pour lui-même, à l’intérieur de ses propres frontières.
La question démocratique est au cœur des stratégies de lutte climatique. Que nous apprend la crise actuelle à ce sujet ?
François Gemenne. Face au fait accompli, l’adage « nécessité fait loi » prévaut. Confrontés à la crise, les citoyens ont accepté tacitement des mesures imposées sans discussion, certaines liberticides, et qui pourraient devenir problématiques. Cette question peut se reposer à l’avenir, avec cette différence majeure : concernant le changement climatique, nous avons encore le choix. Nous pouvons encore décider quels doivent être nos modes de transport, notre énergie et même la façon dont nous comptons nous adapter aux bouleversements. Il ne faudrait pas que les populations pensent que les seules réponses à apporter sont celles instaurées aujourd’hui, y compris la mise à l’arrêt de toute l’économie. Le risque serait que le remède paraisse pire que le mal. Il faut au contraire réfléchir dès maintenant à la façon de sortir de cette crise, en en tirant toutes les leçons, depuis l’enjeu de relocaliser les productions jusqu’à celui de renforcer les chaînes de solidarité. C’est là la grande question face au réchauffement : comment transformer quelque chose de subi en quelque chose de choisi. L’État prépare déjà son plan de relance. Reprendra-t-on tout comme avant ? L’histoire humaine étant une suite d’occasions ratées, je crains fort que oui. Il n’empêche que l’occasion de changer les choses est là.
Le fait qu’une crise accentue les inégalités n’est donc pas une fatalité ?
François Gemenne. La crise du coronavirus éclaire magistralement les inégalités de traitement entre classes sociales, mais ce n’est pas le virus qui les génère. Il ne s’est pas plus attaqué aux pauvres qu’aux riches. En revanche, les réponses apportées ont renforcé les disparités. Marie Darrieussecq et Leïla Slimani nous abreuvent de leurs récits de confinées de luxe, tandis que, pour d’autres, cette situation est une vraie souffrance. L’accès aux tests de dépistage en est un autre exemple. L’enjeu face au réchauffement est aussi celui-ci : qui bénéficiera des stratégies d’adaptation ? Avec toutefois une différence : lutter contre une pandémie implique d’éliminer tous les risques d’infection. Pour sauver les riches, il faut aussi soigner les pauvres. En ce sens, le peu de cas faits aujourd’hui des migrants et des SDF est non seulement inhumain, mais catastrophique. Avec le changement climatique, ce sera pire. Les sociétés les plus riches des pays industrialisés n’ont pas fondamentalement besoin des sociétés les plus pauvres d’Asie, par exemple. Elles peuvent parfaitement se satisfaire de leur effondrement, voire en tirer un pouvoir de domination supplémentaire.
Quelles autres leçons politiques tirer de tout cela ?
François Gemenne. D’abord, qu’il est possible de prendre des mesures urgentes et radicales : la question de leur coût a ici été ramenée au second plan, alors qu’elle est opposée à chaque décision dès qu’il s’agit de lutter contre le réchauffement. La seconde est que l’on ne remplacera pas un pouvoir central par la multiplication d’actions individuelles. On le voit : le rôle de l’État est primordial dans l’orchestration des réponses.
Cela met à bas l’idée fantasmée que les individus peuvent suppléer aux manques des gouvernements défaillants en matière climatique. Est-ce une bonne nouvelle ? Pas sûr, à l’heure où de nombreux climatosceptiques ont pris le pouvoir, aux États-Unis, au Brésil, en Australie. Quoi qu’il en soit, cela remet au centre le fait politique. On le sent, d’ailleurs : la crise du coronavirus pourrait avoir un impact important sur les élections aux États-Unis.
Marie-Noëlle Bertrand L’HUMANITE 02 avril 2020