La rétrospective « Leonard de Vinci », organisée par le Musée du Louvre à l’occasion des 500 ans de la mort du maître de la Renaissance, a fermé ses portes le 24 février 2020 après 104 jours d’ouverture, soit 4 mois. Avec 1 071 840 visiteurs comptabilisés lors de sa clôture, l’exposition a enregistré le record absolu de fréquentation du musée. Or, Le Louvre est déjà le musée d’art le plus visité au monde, totalisant autour de 10 millions d’entrées chaque année, contre 6 millions pour la Tate Modern ou le British Museum de Londres, 4 millions pour la National Gallery of Art de Washington et 2 millions pour la Galerie des Offices de Florence. Ce succès est à la hauteur de « la plus grande rétrospective Léonard de Vinci jamais organisée ». En effet, réunissant 162 œuvres au total, cette exposition présentait le corpus d’œuvres de Léonard de Vinci le plus important jamais rassemblé dans un même lieu : 9 peintures, près d’une centaine de dessins et une vingtaine de manuscrits. Organisée autour de la carrière de peintre de Léonard de Vinci, cette exposition avait pour ambition de démontrer qu’il plaçait la peinture au-dessus de toutes les autres disciplines et qu’il avait voué ses recherches scientifiques à l’amélioration de son art pictural. De nombreux prêts exceptionnels en provenance des plus prestigieuses institutions et collections privées internationales ont contribué à cette rétrospective. Qualifiée d’exposition du siècle par les médias, elle ne s’est pourtant pas montée sans difficulté. Tensions diplomatiques, bataille juridique, absence de pièces majeures, polémique autour de sa muséographie et de ses conditions de visite, cette exposition incarne-t-elle vraiment le succès qu’elle revendique ? Et quel a été son apport en termes de soft power ?
Une vaste opération d’influence à la française
Le fait de vouloir organiser l’exposition la plus ambitieuse de tous les temps, sur l’artiste le plus célèbre du monde, l’année du 500e anniversaire de sa mort, riche en commémorations, représentait une véritable gageure pour Le Louvre. Si le musée a relevé le défi, c’est qu’il conserve la plus importante collection au monde de peintures de Léonard de Vinci dans ses collections permanentes, à savoir 5 tableaux sur moins de 20 qui lui sont attribués par les experts. Figurent parmi ces 5 tableaux, le plus célèbre du monde, la Joconde, ainsi que la Vierge aux rochers, la Belle Ferronnière, le Saint Jean Baptiste et la Sainte Anne. 22 dessins complètent le corpus du Louvre auxquels s’ajoutent les carnets scientifiques de l’Institut de France. L’origine de cette collection provient du fait que Léonard de Vinci, venu en France en 1516 avec plusieurs de ses œuvres les plus importantes, a terminé sa vie à Amboise. François Ier rachètera alors ses tableaux pour la collection de la Couronne de France, qui donnera lieu à la création du musée du Louvre peu après la Révolution Française.
La culture comme vecteur d’influence à la française
L’ambition n’en restait pas moins colossale. Néanmoins, le musée du Louvre ne pouvait raisonnablement pas passer à côté d’une telle opération d’influence. En effet, à l’instar des Expositions Universelles ou des événements sportifs d’envergure, les grandes expositions artistiques participent activement du soft power d’un pays. Or, la France est souvent mieux définie à l’étranger par sa culture que par sa politique ou son économie. N’est-ce pas grâce à son rayonnement culturel que la France put regagner en puissance au sortir des dernières guerres ? « La culture est un vecteur essentiel de l’influence à la française », rappelle Bruno Foucher, ambassadeur de France au Liban et ex-président de l’Institut français de 2016 à 2017. Celui-ci conteste le concept de soft power théorisé par Joseph Nye, qui ne viserait « qu’à amener l’autre à penser comme vous, donc à le priver de son mode de pensée propre, alors que l’influence à la française, plus respectueuse de l’autre, tend à favoriser un mode de pensée différent. Elle est parfaitement compatible avec la pluralité de l’opinion, avec le respect de l’altérité, et s’inscrit dans l’héritage des Lumières, son humanité et son universalité. » De surcroît, selon Christian Harbulot, directeur de l’École de Guerre Economique, le soft power de Joseph Nye « n’englobe absolument pas les véritables stratégies d’influence, qui consiste à occuper le terrain pour obtenir des marchés de manière durable, créer des dépendances par rapport à des parties prenantes étrangères et gagner de l’argent grâce à ces dépendances. »
Un rapport de la Cour des Comptes, intitulé « La valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles », de mars 2019, confirme que les grands musées nationaux doivent contribuer de façon significative à la diplomatie d’influence et au rayonnement de la France dans le monde afin d’accroître leurs ressources. Pour ce faire, l’institution exhorte les musées nationaux à « entretenir leur réputation sur la scène culturelle mondiale, notamment en exploitant l’expertise scientifique et muséale de leurs agents dans la production de manifestation culturelles de grande ampleur ». Ces grands événements permettraient de développer les marques-musées dans un contexte de compétition croissante. L’un des objectifs serait d’attirer les visiteurs étrangers et les mécènes à l’heure où les subventions publiques diminuent. Il s’agirait également de gagner des appels d’offres pour le développement de structures à l’étranger, à l’instar du Louvre Abu Dhabi, cité en référence dans le rapport : « Projet en bien des points exceptionnel, Le Louvre Abu Dhabi représente sans conteste l’exemple jusqu’à ce jour le plus abouti de valorisation de l’ingénierie culturelle des musées français ».
Pour Jean-Luc Martinez, président-directeur du musée du Louvre, cette rétrospective s’inscrit pleinement dans cette démarche. Avec son palais de 400 000 m2, ses 700 000 œuvres, et ses 2500 agents, le musée représente le fleuron de la diplomatie culturelle française. Il s’est imposé au fil du temps comme une référence en matière muséale, apte à exporter un savoir-faire mondialement reconnu. Le Louvre est ainsi devenu l’une des marques les plus prestigieuses de France. « Le Louvre est avant tout un symbole patrimonial, culturel et artistique. C’est devenu une marque par la force des choses » explique Adel Ziane, le directeur des relations extérieures du musée. La rétrospective représente donc une occasion unique de démontrer ce savoir-faire « en termes de muséographie, scénographie, éclairage, médiation, catalogue scientifique … » et de positionner Le Louvre comme « le lieu de recherche et d’expertise mondial sur Léonard de Vinci. ». Elle a aussi pour objectif d’élargir le public du musée.
Le pari risqué de l’exposition Léonard de Vinci
Concevoir une telle rétrospective était donc un pari risqué pour les deux conservateurs en chef du Patrimoine, Vincent Delieuvin, du département des Peintures, et Louis Frank, du département des Arts graphiques du Louvre, nommés commissaires de l’exposition. Il leur faudra 10 années de travail préparatoire pour clarifier la biographie de Léonard de Vinci et mieux comprendre sa technique picturale. Durant ces 10 années, l’examen scientifique des tableaux du Louvre est réalisé. A cette occasion, 3 œuvres sont restaurées, dont la Belle Ferronnière en 2015 et le Saint Jean-Baptiste en 2016. Vincent Delieuvin coordonne aussi la campagne de restauration de la Sainte Anne dès 2010. Celle-ci fit polémique au sujet de la technique du sfumato, jugée très difficile à restaurer, et de parties inachevées mises au jour par la restauration. Quant à Louis Frank, il se concentre sur les documents d’archives, en particulier sur « La Vie de Léonard » de Giorgio Vasari dont il révise la traduction avec l’historienne de l’art Stefania Tullio Cataldo.
Il leur faut ensuite localiser et négocier les œuvres phares du maître qui ne sont pas en possession du Louvre. Cela nécessite énormément de diplomatie. En effet, rares sont les institutions favorables au prêt de leurs œuvres de Léonard, a fortiori lors d’une année de commémoration de sa mort. S’ils peuvent compter sur l’appui de l’International Council of Museums ( ICOM ) pour plaider en leur faveur, les deux commissaires doivent néanmoins réussir à convaincre leurs homologues d’une quarantaine de musées dans une dizaine de pays, de leur confier leur précieux patrimoine. « Les prêts ont été notre plus grand cauchemar », confie Vincent Delieuvin. A la veille du vernissage, ils ne savent toujours pas exactement ce qu’ils pourront présenter au public le lendemain. « Nous avons un plan A, un plan B et un plan C. » affirment-ils.
Des rebondissements diplomatiques avec l’Italie
Les plus grandes difficultés diplomatiques auxquelles doivent faire face MM. Delieuvin et Frank émanent de l’Italie, pays dans lequel l’exposition du Louvre cristallise beaucoup de susceptibilités. Certains Italiens ne comprennent pas pourquoi, alors que Léonard est Toscan et n’a passé que 3 ans en France, c’est au Louvre que revient l’honneur d’organiser la prestigieuse exposition de commémoration. L’accession au pouvoir de Matteo Salvini et de La Ligue au printemps 2018 ne facilite pas les choses. Ainsi, les négociations entre la France et l’Italie dans le cadre de cette rétrospective Léonard de Vinci dureront 5 ans.
Pourtant, en 2017, un premier accord de prêt est conclu entre le Musée du Louvre et Dario Franceschini, le ministre italien des Biens et des Activités Culturels. Cet accord prévoit le prêt de toutes les œuvres de Léonard de Vinci se trouvant en possession de l’Etat Italien, excepté l’Adoration des Mages exposée au musée des Offices de Florence, jugée en trop mauvais état pour voyager, et la Cène, peinte a secco sur le mur du réfectoire de l’ancien couvent de l’église Santa Maria delle Grazie, à Milan, donc intransportable. En contrepartie, la France s’engage à prêter à l’Italie des tableaux de Raphaël en possession de l’Etat français pour une exposition aux Ecuries du Quirinal à Rome en 2020. Le Louvre accepte également de repousser la rétrospective en octobre, soit plusieurs mois après la date-anniversaire de la mort de Léonard de Vinci (2/05/1519). Cela permettrait aux Italiens de monter leurs propres célébrations en mai. Or, les conditions de cet accord seront à l’origine d’une brouille diplomatique entre la France et l’Italie. En effet, à la suite des élections générales de 2018, Matteo Salvini et la coalition formée par le Mouvement 5 Etoiles (M5S) et la Ligue, arrivent au pouvoir. Les relations diplomatiques entre les deux pays vont alors traverser une profonde période de turbulences. Tout commence avec la crise de l’Aquarius, le navire humanitaire qui secourt 629 migrants le 8 juin 2018 en mer Méditerranée et que l’Italie refuse d’accueillir. Emmanuel Macron, Président de la République française, critique alors vertement l’attitude du gouvernement italien, déclenchant un premier incident diplomatique. En septembre 2018, Matteo Salvini accuse la France d’avoir semé le chaos en Libye, ancienne colonie italienne. Puis, début janvier 2019, en vue des élections européennes, le M5S apporte son soutien au mouvement des gilets jaunes français dans une lettre ouverte publiée le 7 janvier sur le blog du mouvement. Les tensions atteignent leur paroxysme début février 2019 lorsque Paris rappelle pour une semaine l’ambassadeur de France à Rome. Cet acte diplomatique rarissime fait suite à des déclarations jugées outrancières et sans précédent de Luigi Di Maio et Matteo Salvini contre Emmanuel Macron, qu’ils accusent de « gouverner contre son peuple ».
La polémique franco-italienne
Durant toute cette période, Dario Franceschini est remplacé par Lucia Borgonzoni, du parti de la Ligue. Le 17 novembre 2018, elle fustige l’accord de 2017, jugeant ses conditions exorbitantes et déséquilibrées pour l’Italie. Selon elle, ces prêts empêcheraient les Italiens de célébrer dignement le 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci tandis que la contrepartie touchant aux œuvres de Raphaël serait insuffisante. « Léonard est italien, il est seulement mort en France » dénonce-t-elle. « Le prêt de ces tableaux placerait l’Italie en marge d’un événement culturel majeur. Nous devons rediscuter de tout. L’intérêt national ne peut pas être mis au second plan, les Français ne peuvent pas tout avoir ». Le 2 mai 2019, date-anniversaire de la mort de Léonard de Vinci, le président français Emmanuel Macron invitera le président italien Sergio Mattarella à lancer les célébrations au château du Clos Lucé à Amboise, afin de tenter d’apaiser le débat. Cependant, fin août 2019, la coalition éclate. Un nouveau gouvernement Conte réunissant les sociaux-démocrates et le M5S est formé. L’ex-préfète de Milan, Luciana Lamborgese, sans étiquette politique, remplace Matteo Salvini à la tête du ministère de l’Intérieur et surtout, Dario Franceschini retrouve sa fonction de ministre des Biens et Activités Culturels. Le 24 septembre 2019, ce dernier signe avec Franck Riester, le ministre de la Culture français, un protocole d’échange, mettant fin à des mois de tensions. Cet accord prévoit le prêt de sept œuvres, en plus des treize que divers musées italiens ont déjà accepté de prêter au Louvre à l’issue de négociations entre musées.
A cet épisode s’ajoute alors une bataille juridique autour de « L’homme de Vitruve », le dessin le plus célèbre de Léonard de Vinci, conservé à la Galleria dell’Academia à Venise. L’association de défense du patrimoine Italia Nostra refuse que le célèbre dessin quitte l’Italie, estimant que sa sortie du territoire violerait le code des biens culturels italien. Le 8 octobre, soit 2 semaines avant le début de l’exposition, le tribunal administratif de Vénétie suspend la procédure de prêt du dessin, entrainant la suspension de l’ensemble de l’accord signé entre les deux pays. 8 jours plus tard, le tribunal tranche finalement en faveur du Louvre, estimant que ce prêt procède de « l’importance mondiale exceptionnelle de l’exposition, de l’aspiration du pays à maximiser le potentiel de son patrimoine » et de « la valeur de la coopération et des échanges entre États ». Le dessin ne sera cependant exposé que pour un temps limité, en raison de sa fragilité.
Le soutien américain à l’initiative du musée du Louvre
Si l’Italie a traîné des pieds pour participer à la rétrospective, d’autres pays comprennent l’opportunité de prendre part à un événement dont le prestige et l’immense retentissement médiatique sont assurés. Ainsi, à l’heure du Brexit, le Royaume-Uni est le principal contributeur de l’exposition, à hauteur d’une quarantaine d’œuvres. En particulier, la Reine d’Angleterre, Elisabeth II, détentrice de 600 dessins de Léonard de Vinci dans la Royal Collection, accepte d’en prêter 24 au Louvre, en marge des commémorations propres au Royaume-Uni. De même, le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg consent à ne pas rapatrier La Vierge à l’enfant dite Madone Benois après les 2 expositions italiennes auxquelles le tableau a participé. Ce détour par Le Louvre entraîne pourtant une absence de 4 mois supplémentaires. « Elle était déjà en Italie, alors nous l’avons laissée aller en France », explique Mikhaïl Piotrovsky, le directeur du musée.
Cependant, le pays qui participe le plus activement à l’événement reste les Etats-Unis. Parmi les 70 % de visiteurs étrangers du musée du Louvre, les Américains sont les mieux représentés avec 1,5 million de visiteurs chaque année. Cet engouement s’explique certainement par la fascination qu’exerce sur eux la Joconde, depuis son voyage aux Etats-Unis en 1963, lorsqu’André Malraux et Charles de Gaulle menèrent une magistrale opération de diplomatie culturelle destinée à asseoir la supériorité artistique de la France sur ce pays.
En matière de soft power, les Etats-Unis ne peuvent capitaliser que sur une culture de masse, dite « pop culture », aussi captivante soit-elle, fondée sur le cinéma hollywoodien, le hip-hop et le fast-food. Or, à l’heure où le soft power américain s’érode, le pays mesure l’importance d’avoir entretenu de longue date sa relation avec la France, dont la culture, qualifiée de « haute », est fondée sur l’élitisme et le luxe. Ainsi, les Etats-Unis soutiennent Le Louvre depuis de nombreuses années et participent à la rétrospective Léonard de Vinci de différentes manières. Par un prêt prestigieux tout d’abord, puisque Bill Gates, le créateur de Microsoft, y présente des feuillets de son précieux Codex Leicester, acquis 30,8 millions de dollars en 1994. Ensuite, lauréat de la bourse Focillon en 2015, Vincent Delieuvin passera plusieurs mois à la Yale University pour étudier les « œuvres léonardesques conservées dans les collections publiques des États-Unis ».
La force de frappe financière d’appui
Bank of America, très investie dans la conservation d’œuvres d’art et auprès du musée du Louvre, est, de loin, le principal mécène de l’exposition. « Nous avons souhaité être le partenaire principal pour pouvoir parrainer un nouveau programme éducatif pilote : celui-ci permet d’accueillir pendant dix mardis huit cent cinquante jeunes défavorisés au Louvre. » commente Rena de Sisto, responsable mondiale des programmes Arts et Culture de cette banque présente à Paris depuis 65 ans. « Nous entretenons une relation de longue date avec le musée et cette rétrospective s’annonce comme mémorable ». A noter que BlackRock est l’un des principaux actionnaires de cette banque, au cœur d’une polémique début 2020 quant à sa potentielle influence vis-à-vis du gouvernement français, au sujet de la réforme des retraites. Un autre Les Etats-Unis sont donc bien représentés.
Anne-Lucile Jamet,
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