Le plus beau souvenir de Siegfried Wagner sur Richard Wagner

Un article signé Marigny paru dans l'Excelsior du 13 décembre 1910.
Le plus beau souvenir de Siegfried Wagner sur Richard Wagner

C'était, il y a quelques mois, à Weimar. Les tilleuls embaumaient tout le matin de ce printemps. Je me trouvais devant la maison où j'allais me rencontrer avec le fils du dieu.
C'est avec une émotion d'une qualité très rare et comme si mes pas étaient rythmés sur cette adorable Siegfried-Idylle, composée en l'honneur de sa naissance, que je pénétrais dans l'appartement de Siegfried Wagner.
Il est grand, il est blond ; ses yeux sont doux et son nez s'arque, péremptoire, comme celui du Père... Dans l'ombre, je cherchais même les favoris peignés en tempête et je m'étonnais de ne pas découvrir, auréolant sombrement la tête lumineuse, le légendaire béret de velours...
Siegfried Wagner parlait en souriant. Il aime Boieldieu, Gréty et toute la musique française du dix-huitième siècle... De nos contemporains, il ne connaît que Debussy, qui « l'intéressa » avec Pelléas et Mélisande ; Gustave Charpentier, qui « lui fit plaisir » avec Louise.
Mais comme nous descendions, Siegfried Wagner parla de son père...
— Je ne l'ai pas beaucoup connu... J'avais douze ans quand il est mort... Pourtant, je me rappelle une promenade dans une forêt, un matin d'été... Tout à coup, mon père devint grave, très grave... Je sentis qu'il se passait quelque chose en lui, je voulus m'éloigner, mais il me dit : — Non, reste... Ecoute. — Et il m'attira, me pressa contre lui... Il me pressa fort, à me broyer. Je ne disais rien. Mon père respirait avec une puissance incroyable. Bientôt, je n'entendis plus rien de la forêt, ni le chant des oiseaux, ni le bruit des feuilles... Mais il me sembla que la respiration de mon père était, elle aussi, une musique prodigieuse. Et quand enfin il me lâcha, ce fut pour danser une ronde éperdue avec moi. Il me jucha soudain sur ses épaules, courut en riant jusqu'à son cabinet de travail, m'assit sur sa table et se mit à composer, en silence, jusqu'à la nuit... C'est la première fois que je raconte cela... C'est le seul, le plus beau souvenir que j'aie gardé de mon père. Prenez-le... 
MARIGNY
Siegfried Wagner est né le 6 juin 1869. Richard Wagner est décédé le 13 février 1883. Siegfried avait donc 12 ans et 7 mois