Il est une loi dont on a peu parlé, mais qui constitue, à n’en pas douter, un tournant majeur dans notre justice constitutionnelle.
Il s’agit de la loi « organique » d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, adoptée par le Parlement le 26 mars 2020. Cette loi, contrairement à la loi « ordinaire » relative à l’épidémie de coronavirus, ne contient pas de dispositions de fond, seulement des dispositions de procédure. Pour être plus exact, elle est composée d’un article unique, qui suspend les délais de jugement en matière de question prioritaire de constitutionnalité, la « QPC ».
La QPC est un mécanisme qui permet de contester la constitutionnalité d’une disposition législative. C’est un moyen de droit que tout justiciable peut faire valoir à l’occasion d’un litige devant une juridiction. Ce sont néanmoins les juges qui décident si la QPC mérite d’aller jusqu’au Conseil constitutionnel. C’est ce que l’on appelle le système de « filtrage ». Il s’organise en deux étapes, devant les juges de première instance et d’appel, « sans délai », et devant le Conseil d’État et la Cour de cassation, « dans un délai de trois mois ». Si la QPC prospère et qu’elle est renvoyée au Conseil constitutionnel, celui-ci a également trois mois pour en juger.
Tous ces délais sont ceux qui valent en temps ordinaire. Ils sont mis en suspens jusqu’au 30 juin 2020. Autrement dit, tout justiciable qui affirmera, lors d’un procès, que la loi que l’on veut lui appliquer est contraire aux droits et libertés que la Constitution garantit recevra une réponse… quand il recevra une réponse. Or, un justiciable pourrait avoir tout intérêt à poser une question prioritaire de constitutionnalité sur le « fond » de l’état d’urgence sanitaire. En l’état actuel, il pourra le faire mais, au vu des nouvelles conditions temporelles, il ne fera pas tomber les pierres de ce nouvel édifice qu’une fois que celui-ci aura été abandonné.
La suspension des délais QPC a donc pour conséquence très concrète de protéger l’état d’urgence sanitaire de toute « attaque ». Tout a été bien verrouillé. Les autorités politiques qui pouvaient saisir le Conseil constitutionnel avant la promulgation de la loi ne l’ont pas fait : elle a donc été promulguée sans que rien ne lui soit opposée. Et si, maintenant qu’elle est entrée en vigueur, un citoyen cherchait à en dénoncer le caractère inconstitutionnel, voilà qu’il ne serait mis en cause sans qu’il puisse en tirer bénéfice dans le présent ou dans un avenir proche.
Derrière cette question de procédure, qui pourrait paraître un peu technique, se cache donc un enjeu de taille : celui de la protection effective des droits et liberté. Or, la période d’état d’urgence est propice à ce que celles-ci soient sacrifiées sur l’autel de la sécurité et ce, sans condition de délai.
19 avril 2020