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Quand les mots avaient encore un sens...

Publié le 25 avril 2020 par Raphael57
Quand les mots avaient encore un sens...

Dans mon dernier billet, qui faisait suite à plusieurs autres sur la crise provoquée par le coronavirus, j'ai cherché à montrer que le monde d'après ne sera hélas guère différent de celui que nous connaissons. Pire, au-delà du retour au business as usual, ce nouveau monde pourrait très bien prendre la forme d'un monstre au sens gramscien du terme, c'est-à-dire une dystopie où les libertés individuelles termineraient dans le compte pertes (et profits) d'un État réduit à sa seule dimension financière.

Mais pour arriver à ce résultat net (le jeu de mots est voulu), il est indispensable de conduire la foule, au sens latin de turba, à substituer à ses beaux idéaux de solidarité issus de la crise le froid idéal calculateur et individualiste qui dominait dans l'ancien monde. Car n'oublions jamais, comme l'écrivait déjà Gustave Le Bon en 1895 sans La psychologie des foules, que la foule fonctionne d'une manière peu conforme aux intérêts des individus qui la composent, avec des représentations simplistes voire fausses de la réalité. D'aucuns n'hésiteront alors pas à faire dire aux mots ce qu'ils ont envie qu'ils disent, afin d'orienter la foule dans le sens voulu par une minorité, même si cela doit se faire au détriment de la majorité des individus...

Les mots pour parler du coronavirus

C'est peu dire que la communication gouvernementale sur le coronavirus aura jusqu'ici été épouvantable, comme le montre cette vidéo qui a déjà été vue des millions de fois sur Facebook et Youtube :

Et depuis quelques jours, les choses ne s'améliorent pas du côté de la communication, puisque le gouvernement brille surtout par ses palinodies : reprise des cours à partir du 11 mai, mais finalement essentiellement sur la base du volontariat ; masques obligatoires pour tous, mais en fin de compte seulement dans les transports en commun et encore ; déconfinement par régions, mais en fait pas vraiment ; tests pour tous les résidents des EHPAD, mais pas systématiquement...

Une démocratie d'opinion

Rien d'étonnant avec tout cela que les sondages, qui sont devenus la boussole des gouvernements dans une démocratie dirigée par l'opinion, montrent une désaffection croissante des sondés pour la parole gouvernementale ! En effet, la communication politique à outrance, en raison de sa simplification des problèmes qui confine désormais à la caricature et permet de parler de tout sans rien en connaître, fait glisser notre démocratie - si tant est qu'elle existe encore malgré les apparences - vers une doxocratie comme l'appelle Jacques Julliard, c'est-à-dire un régime politique où l’opinion influence directement les décisions du pouvoir.

Ainsi pour chaque problème politique, plutôt que de gouverner, ce qui suppose de prendre des décisions mûrement réfléchies suivant le principe de la délégation de souveraineté, les gouvernants préfèrent sonder l'opinion publique dont ils se persuadent à tort qu'elle représente le phare d'une nation. Et désormais, le gouvernement compose aussi avec les avis des scientifiques, eux-mêmes liés à l'opinion publique dans le cas du très médiatique professeur Raoult, sans que l'on sache très bien si la science sert de conseillère ou de caution au politique...

Ce faisant, sous couvert d'entendre le menu peuple qu'il a pourtant méprisé depuis sa venue aux affaires, le gouvernement privilégie explicitement l'instantanéité à la réflexion, les passions à la raison, la superficialité à la profondeur, le préjugé au raisonnement, la joute oratoire stérile au débat politique fécond... En effet, l'opinion publique n'est souvent rien d'autre que la somme des idées dominantes et des préjugés du moment, ce qui on en conviendra fait d'elle une très mauvaise boussole pour prendre des décisions engageant l'État à long terme.

La novlangue du management

Il faut garder à l'esprit que la communication gouvernementale repose de manière (trop) visible sur une idéologie managériale mortifère, dont l'objectif est de dénier les graves problèmes rencontrés par les salariés et les non-salariés au travail en usant d'une novlangue positive. Ce faisant, comme pour la com gouvernementale, l'on gomme toutes les aspérités pour ne conserver que des termes vides de sens :

   Avant on disait...     Maintenant on dit...

Employé Collaborateur

licencier Remercier

Être au chômage Être en transition professionnelle

Mon chef Mon N+1

Rendre compte Faire un retour

Le personnel Les ressources humaines

Vous noterez que pour donner le sentiment d'une normalité à ces mots, c'est-à-dire renforcer l'illusion que si tout le monde les utilise ils correspondent nécessairement à une réalité tangible, ils sont le plus souvent écrits en anglais :

En français on disait... En franglais on dit...

le plus tôt possible    ASAP      

Diriger une entreprise Manager une business unit

Réfléchir Brainstormer

Voir ce que font les concurrents Benchmarker

Et je n'ai aucun doute qu'avec les souffrance qui résultent de cette crise (pertes d'êtres chers, souffrances psychiques et physiques, pertes d'emplois, etc.), les minus habens de la communication politique et managériale sont déjà en train d'imaginer les prochains éléments de langage pour sauver le monde ancien qui leur permet de se graisser sur le dos de la bête...

Orwell nous avait prévenus

Dans l'univers totalitaire évoqué par George Orwell dans son roman 1984, la langue a été attaquée dans ses fondements en ce qu'un novlangue s'est substitué à elle et permet désormais de vider de leur sens les mots. Cela dans le but de produire une vidange complète des cerveaux, que l'on pourra ensuite facilement remplir avec les slogans vides du Parti unique.

Laissons la parole à Orwell pour nous décrire la vie intellectuelle en Océania : "il existait toute une suite de départements spéciaux qui s'occupaient, pour les prolétaires, de littérature, de musique, de théâtre et, en général, de délassement. Là, on produisait des journaux stupides qui ne traitaient presque entièrement que de sport, de crime et d'astrologie, de petits romans à cinq francs, des films juteux de sexualité, des chansons sentimentales composées par des moyens entièrement mécaniques sur un genre de kaléidoscope spécial appelé versificateur."

Dans son roman d'anticipation, Orwell avait vu juste dès 1948, puisque après le sport, les faits divers et les sujets ayant trait à la psychologie de bazar ("ma vie au travers des selfies", "pourquoi je suis débordé", "comment lâcher prise", et désormais "comment survivre au confinement", "comment perdre les kilos en trop après le confinement", etc.), nos journaux sont désormais remplis de pages entières consacrées aux résultats de la loterie, à l'astrologie et à la météo de la semaine.

Et je prends le pari qu'après la fin de la pandémie, l'on verra fleurir la titraille suivante, sur papier mais surtout sur les supports numériques qui sont devenus l'obsession des propriétaires de presse : "le retour à la liberté", "l'unité européenne a vaincu la crise", "la paix et la sécurité retrouvées", etc. Bref, autant de titres vides de sens et sans réalité sous-jacente, mais qui invitent implicitement les lecteurs à oublier de demander des comptes pour la mauvaise gestion de cette crise et à remiser toute velléité de bâtir un nouveau monde. Vite, une dose de tittytainment !

Le Tittytainment

Dans L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes (Climats, 1999), Jean-Claude Michéa analyse de façon pertinente le monde du divertissement dans lequel nous sommes entrés depuis les années 1980, tournant du siècle qui a marqué la victoire de l'idéologie néolibérale dans toutes les disciplines, à commencer par l'économie. À l'analyse critique émancipatrice que l'école cherchait à apprendre à nos parents pour en faire des citoyens actifs (Cf. Condorcet), succède un enseignement de l'ignorance indispensable pour éviter la révolte au sein du système capitaliste actuel et sa chute. Et l'enseignement à distance - e-learning pour faire dans le vent -, la classe inversée, les activité pédago-ludiques et autres fadaises n'en sont malheureusement que le dernier avatar.

Il base une partie de sa démonstration sur le concept de tittytainment, mot-valise employé par Zbigniew Brzezinski lors d'une conférence qui s'est tenue en 1995 sous l’égide de la fondation Gorbatchev. Il s'agissait de fournir une réponse à une évolution perçue comme inévitable par les leaders politiques et économiques : 80 % de l'humanité deviendra inutile au système capitaliste, car les 20 autres pour cent suffiront à maintenir l'activité économique mondiale ; comment gouverner les Hommes dans ces conditions ? Par le tittytainment bien sûr - version moderne de l’expression romaine Panem et circenses - c'est-à-dire par un savant "cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète".

D'où l'enseignement de l'ignorance dans nos écoles, le développement d'émissions de télévision abrutissantes et des journaux télévisés sans contenu informationnel ! Bref, un retour à la société du spectacle décrite avec brio par Guy Debord en 1967. De Juvénal à nos jours, le moyen de faire perdurer une société déclinante (décadente ?) est par conséquent toujours le même, mais il n'empêche pas l'effondrement final. À bon entendeur, salut !

En définitive, l'histoire nous montre que lorsque les mots ne recouvrent plus aucune réalité, la civilisation s'effondre. Comment pourrait-il en être autrement, puisque dès lors plus aucune discussion, plus aucun débat - qui sont pourtant à la base de la démocratie - ne sont possibles ? Le péril actuel, largement méconnu, est que l'élite politique demeure accrochée à la chimère d'un monde gouverné par des règles économiques universelles immuables, qui rendent inutiles la confrontation de projets de sociétés différents, et subséquemment les débats contradictoires, bien qu'ils soient depuis plus de deux millénaires l'essence même de la démocratie. Appauvrir le langage et faire dire aux mots ce que l'on veut permet certes de diriger la foule... Mais seulement durant une courte période !

Dans les Temps difficiles, ouvrage publié en 1854, Charles Dickens expliquait fort à propos que la réalité finit toujours par s'imposer par-delà les beaux discours : "économistes utilitaristes, maîtres d’école décharnés, délégués aux Faits, incroyants distingués de force credo éculés, vous aurez toujours des pauvres avec vous. Tandis qu’il en est temps encore, cultivez en eux toutes les grâces de l’imagination et du sentiment pour orner leurs vies si dénuées d’ornements, sinon, au jour de votre triomphe, lorsque le goût du merveilleux aura été à tout jamais chassé de leurs âmes, et qu’ils se retrouveront face à face avec leur existence dénudée, la Réalité se changera en loup et vous dévorera".


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