Un portrait de Mathilde Maier extrait de l'article bien documenté de Louis Gillet Une inconnue de Richard Wagner publié dans la Revue des Deux-Mondes en octobre 1930. Louis Gillet s'inspirait du livre de Hans Scholz Richard Wagner an Mathilde Maier. (1862-1878) paru la même année.
Un soir de 1862, Richard Wagner, qui réside à Biebrich, rencontre la jeune Mathilde Maier chez l'éditeur Schott de Mayence :
" Mlle Maier avait vingt-huit ans. C'était une jolie blonde tirant sur le châtain, avec un masque régulier encadré par une masse de bandeaux ondulés. On l'appelait le petit duc, à cause d'une ressemblance avec la tête du jeune York dans le tableau de Paul Delaroche (et non d'Eugène Delacroix, comme M. Scholz l'a écrit par mégarde) : en effet, sa coiffure " aux enfants d'Édouard " lui prêtait un air singulier, grave et un peu mutin, espiègle et pourtant réfléchi. Ce mélange de sérieux et d'enjouement lui donnait un grand charme. Elle vivait avec une mère qui la tyrannisait, ce qui est quelquefois la façon d'adorer des mères, et ce qui explique qu'à son âge, cette jeune fille accomplie ne fût pas mariée. La vieille dame était de celles qui, sous prétexte d'assurer le bonheur de leur fille, ne voient que des obstacles à ce même bonheur et finissent par l'empêcher. Esclave de celte affection, Mathilde en avait pris son parti avec gaieté ; c'était une de ces créatures de dévouement qui s'oublient elles-mêmes et ne vivent plus que pour autrui. Elle faisait tout dans la maison, gouvernait ses petits frères, remplaçait la mère dans l'exercice quotidien et les charges de l'autorité. Instruite, active, intelligente, elle était en relations avec Auguste Becker, un ami de Schopenhauer, pour lequel on connait le culte que professait l'auteur de Tristan ; elle brodait, dessinait, faisait de l'aquarelle et composait même de petits sujets de son invention, dans le goût de Feuerbach et de Mauritz von Schwind. Telle était cette fille courageuse, supérieure et cloîtrée, qu'on se représente, dans son atmosphère provinciale, un peu comme une sœur des antiques nonnes d'Hildesheim, une cadette, par exemple, de cette Gertrude de Landsberg, auteur du Jardin des délices. Elle ne savait pas la musique, mais elle y était sensible ; elle entendait sans la parler cette langue divine, mais au moins ne la massacrait pas, comme font tant de jeunes péronnelles au mépris des chefs-d'œuvre. Wagner préférait cette ignorance. Un mal héréditaire la rendit sourde de bonne heure et contribua peut-être à l'intimider davantage et à l'humilier devant le musicien, peut-être injustement, car celui-ci envia souvent l'infirmité de Beethoven. Bref, ce devait être une personne charmante que cette jeune fille modeste, cultivée, raisonnable, si peu prétentieuse, dont le maître, dans l'état où il se trouvait, appréciait comme un bienfait la présence rafraîchissante.
Son équilibre reposait les nerfs à vif du musicien, cette sensibilité à l'état d'écorché. Avec une extrême douceur, faite de sa bonté, il y avait en elle quelque chose de viril, cette force de volonté qu'on remarque souvent chez les personnes sacrifiées. Tout en abusant d'elle, on ne pouvait s'empêcher de la respecter. Un jour que ses petits frères polissonnaient sur le parvis, elle parut.
- Attention! cria l'un d'eux, voilà la justice !
Le surnom lui en était resté. On l'appelait le gendarme.
Il y a des heures dans la vie où un homme a besoin de se démettre, d'abdiquer, de se reposer entre les mains d'une Mathilde, d'une Minerve, d'une douce et sage Providence. [...] "