Il faudrait remonter à 1978 à la naissance de Louise Brown – le premier bébé éprouvette au monde, (Amandine, le premier bébé éprouvette français est née en 1982) – ou à 1996 à la naissance de la brebis Dolly – le premier mammifère cloné – pour comprendre le choc causé par l’annonce de la naissance en 2018 des jumelles chinoises génétiquement modifiées Lulu et Nana. Le génome des jumelles a été modifié, pour les rendre résistante au virus du VIH, en utilisant une technique révolutionnaire et bon marché répondant au nom abscons de CRISPR Cas9 (Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats). Le scientifique chinois a été condamné à 3 ans de prison ferme et une amende de 380.000 euros, mais son « exploit » a exposé au grand public une technologie qui fait l’objet de nombreuses spéculations et de controverses; parce que ses applications touchent des domaines aussi variés que l’agriculture, la médecine ou la défense.
Des applications commerciales du CRISPR Cas9 existent déjà aux États-Unis en agriculture et des tests en thérapie génique humaine sont en cours. L’Union Européenne tout comme les Nations Unies préfèrent appliquer le principe de précaution et souhaitent un moratoire le temps que les études plus poussées soient réalisées. En 2016, répondant à l’appel de plusieurs ONG et en accord avec la Convention sur la Diversité Biologique (CDB), les Nations Unies ont convoqué un comité d’expert pour étudier la question. Les débats se tenaient dans des forums en ligne accessibles à tous.
En 2017, des documents mis en ligne par des enquêteurs de la société civile, ont révélé que certains des experts qui participaient aux débats étaient en mission d’influence dans le cadre d’une campagne défendant des intérêts particuliers – notamment la fondation Bill et Melinda Gates (BMGF) – qui agissaient en secret contre le moratoire. On y a appris aussi que la DARPA (Defense Advanced Research Project Agency – la recherche militaire étasunienne) s’intéresse de près aux applications du CRISPR Cas9. En plus d’avoir infiltré le comité d’experts, la DARPRA aurait alloué plus de 100 millions de dollars à travers le monde à différents laboratoires publics et privés.
Le CRISPR Cas9 : la technologie et ses enjeux
Le forçage génétique (gene drive en anglais) ou guidage génétique est une technique du génie génétique qui permet de passer outre les lois naturelles de la génétique pour transmettre avec quasi-certitude des gènes précis à une descendance dans une reproduction sexuée. Il existe plusieurs techniques de forçage génétique, mais la technique CRISPR Cas9 – découverte en 2013, par une française Emmanuelle Charpentier et une Américaine, Jennifer Doudna – est une méthode de découpe de l’ADN qui a rendu le génie génétique plus abordable, plus rapide, plus facile et plus efficace. En résumé, c’est l’association d’un brin d’ARN (de l’ADN à une seule hélice) qui sert de guide à une enzyme (CAS9) permettant de couper, remplacer, inactiver, modifier le gène que l’on cherche à atteindre.
Autorisation aux États-Unis mais réticence de l’Union Européenne
En 2015, le département de l’agriculture étasunien (USDA) a statué que les organismes génétiquement modifiés obtenus à partir de la méthode CRISPR Cas9, n’étaient pas des OGM car ils ne bénéficient pas d’ajout de gènes externes. Cette décision tombait à point pour le Pr. Yang de l’Université de Pennsylvanie qui venait de créer une nouvelle variété d’espèce de champignons de Paris ne brunissant plus (en ôtant les gènes responsables). Il existerait déjà aux États-Unis près de 30 nouvelles espèces de fruits et légumes génétiquement modifiés.
Dans l’Union Européenne le débat bute sur deux points :
- Les espèces obtenues à partir de la technique CRISPR Cas9 sont-elles des OGM cachées (comme l’affirme leur détracteurs dans une plainte déposée auprès de la Cour de justice de l’Union E.) ? Ou faut-il créer une nouvelle réglementation distincte pour elles ?
- Doit-on autoriser la recherche sur les embryons humains ?
Le premier point est important car si les animaux et les végétaux obtenus par la technique CRISPR Cas9 ne sont pas considérés comme des OGM alors ils pourront être commercialisés sans aucune autre forme de contrôle et les producteurs américains pourront les exporter en Europe selon les accords et traités existants. Selon les partisans européens du CRISPR Cas9 et afin de ne pas fausser la concurrence, il faudrait autoriser les sociétés européennes à pouvoir également utiliser cette technique pour développer des nouvelles espèces de plantes et d’animaux « améliorés » qui pourront être proposées aux consommateurs européens et exportées dans le monde. L’Europe étant la première puissance agricole mondiale (une production de 405 milliards d’euros en 2016), on comprend aisément les enjeux.
Le second point concerne la recherche en médecine personnalisée et la thérapie génique humaine. Dans ce domaine, nous en sommes pas encore au niveau de la recherche fondamentale et aux essais sur les animaux – avec quelques essais cliniques chez l’humain. En lisant quelques-uns des projets des start-up on a un aperçu du potentiel économique mais aussi du débat éthique qui se pose au fil des avancées obtenues par les chercheurs :
- Des chercheurs californiens ont réussi à améliorer la vision nocturne de rats souffrant d’une cécité héréditaire.
- Cellectis, une société française, travaille sur son application dans la lutte contre le cancer.
- Editas Medecine, une société étasunienne dans laquelle Bill Gates a investi 120 millions de dollars, cherche un traitement à la drépanocytose, l’anémie et plusieurs formes de cancer.
- Eligo Bioscience, basée à Paris, propose de remplacer les antibiotiques par des virus bactériophages (un type particulier de virus qui attaque les bactéries).
- Certains laboratoires veulent rendre les humaines résistants à certaines infections comme le VIH ou éliminer les maladies génétiques héréditaires au stade embryonnaire.
Comme souvent la position européenne sur le sujet n’est pas unitaire. Pour sortir d’un moratoire de fait (suspension administrative de la délivrance d’autorisation depuis ) et non juridique, les pays opposés aux OGM (France, Italie, Pologne, Danemark, Grèce ou Allemagne) ont obtenu l’introduction d’une clause d’exclusion nationale qui leur permet de légiférer au niveau national sur l’utilisation de ce nouveaux types d’OGM. En février 2020, au grand regret de certains agriculteurs et de chercheurs français , le Conseil d’État a classé les plantes et les organismes issues de la mutagenèse génétique comme OGM.
La Fondation Bill et Melinda Gates et Emerging AG Inc.
Créée en 2000, la Fondation étasunienne Bill et Melinda Gates (BMGF) se présente comme une fondation humaniste et philanthropique. Dotée d’un budget avoisinant 52 milliards de dollars elle œuvre dans le monde entier dans le domaine de la santé (en autres le sida, la tuberculose et le paludisme), la lutte contre la pauvreté, l’accès à l’éducation et aux T.I.C. Leader dans le domaine de l’altruisme efficace, la BMGF s’efforce de trouver des solutions innovantes aux problèmes du monde, en se fondant sur la recherche scientifique et ses avancées. Grâce à sa manne financière et la notoriété de ses administrateurs (Bill et Melinda Gates, Warren Buffet), la BMGF a réussi en quelques années à mobiliser les gouvernements et les institutions internationales impliquées dans ses domaines d’intervention. La Fondation est devenue un acteur incontournable – et controversée pour ses relations avec les laboratoires privés . Elle est régulièrement invitée lors des forum internationaux.
Historiquement la BMGF a toujours fait la promotion des OGM comme solution contre la faim et de la modification du vivant pour venir à bout des maladies. Depuis 2006, elle est à l’initiative de l’AGRA (Alliance pour la Révolution Verte en Afrique) qui distribue des semences OGM aux agriculteurs. Aux États-Unis, elle finance entre autres The Cornell Alliance for Science (université Cornell, New York) qui est accusée par ses détracteurs de ne pas faire de la recherche scientifique mais de faire de la propagande pour les OGM et l’industrie agro-chimique. La BMGF finance également le laboratoire Oxitec, qui crée des moustiques génétiquement modifiés pour lutter contre le paludisme, le zika et la dengue. Ces moustiques ont déjà été relâchés dans la nature au Brésil, au Mexique et en Malaisie. Outre Editas Medecine – dirigée par Boris Nikolic, l’ancien directeur de technologie et conseiller à la BMGF – d’autres start up sont dans la course aux traitements basés sur le CRISPR Cas9. Citons par exemple Moderna Therapeutics qui a levé 450 millions de dollars ou Juno Therapeutics qui a levé plus de 300 millions de dollars. Bill Gates a également créé en 2008 une entité privée, bgC3 (renommée Gates Ventures en 2018) dont les activités ne sont pas clairement définies. Entre think tank, incubateur et société d’investissement privée, Gates Ventures investit dans la recherche scientifique.
Sur son site internet, Emerging AG Inc. (EAI) se présente comme agence de communication et de relation publique spécialisée dans la filière agro-industrielle. Elle se vante de son expérience et de sa maîtrise des réseaux des agences des Nations Unies notamment la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture), l’IFAD (Fonds International de Développement Agricole), le PAM (Programme Alimentaire Mondial), la CDB (Convention sur la Diversité Biologique), l’UNEP (Programme des Nations Unies pour l’Environnement) ou l’UNFCCC (Convention-cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques). EAI propose à ses clients des solution clés en main pour les aider à faire aboutir leur projets grâce à la mobilisation de différents acteurs ayant les mêmes objectifs finaux. Même si le site internet ne mentionne pas les mots, EAI semble proposer, à mots couverts, des services de lobby et d’influence au niveau des institutions internationales en charge de la réglementation mondiale dans l’agro-alimentaire. La fondatrice et directrice générale d’EAI, Robynne Anderson, fut la directrice de communication de CropLife International (un lobby de producteurs de pesticides et de laboratoire de biotechnologie végétale).
Le financement de la recherche et la campagne de lobby et d’influence contre le moratoire
En 2016, la CIA avait classé le CRISPR Cas9 parmi les armes de destruction massive à surveiller et contrôler; au même titre que les armes nucléaires et les missiles de croisières. Il n’est donc pas surprenant de trouver la DARPA – qui fut à l’origine du GPS, de l’internet ou des avions furtifs – parmi les plus grands contributeurs à la recherche sur le CRISPR Cas9 et sur ses applications offensives. Par exemple un chercheur a créé un virus qui une fois respiré provoque des mutations géniques chez la souris.
Il n’existe pas encore de réglementation mondiale sur l’utilisation du CRISPR Cas9, mais misant sur une autorisation future, de nombreuses start-up et plusieurs laboratoires sont déjà dans une course aux brevets pour couper l’herbe sous le pied à des concurrents potentiels. Ils lèvent des centaines de millions de dollars en promettant à leurs investisseurs une opération très lucrative dès que la législation le permettra.
Grâce à la mise en ligne de documents et d’emails regroupés dans un fichier – surnommé les Gene Drive Files – astucieusement orchestrée la veille d’une réunion du comité de la CDB, on y apprend que la BMGF a payé 1,6 millions de dollars à l’agence de relations publiques EAI pour infiltrer et influencer le groupe ad hoc constitué par la CDB avec des scientifiques « amis » dont un haut cadre de la BMGF. On y apprend aussi que le DARPA a réussi à infiltrer le comité d’expert avec son expert. La révélation a été faite par Edward Hammond un chercheur et activiste de la société civile basé au Texas. M. Hammond, dirigeait le bureau étasunien de l’ONG internationale Sunshine Projet qui militait contre l’utilisation des armes biologiques et bactériologiques. Faute de financement, le Sunshine Projet a cessé ses activités en 2008.
Après la convention sur la biodiversité de 2016 à Cancun, la BMGF a sollicité EAI pour faire avancer les idées en faveur du guidage génétique et faire échouer l’idée d’un moratoire. Cachée derrière un organisation baptisée la Coalition des Sponsors et des supporters de la Recherche en Guidage Génétique (Gene Drive Research Sponsors and Supporters Coalition) EAI – dont le mandat était d’organiser la riposte contre les défenseurs du mémorandum – a recruté en secret 65 experts scientifiques de différents pays pour diffuser les idées favorables aux commanditaires dans le processus de réflexion ad hoc engagé par le comité des Nations Unies. Au moins deux scientifiques participants aux discussions, Dr. Todd Kuiken (North Carolina State University) et le Professeur Paul Freemont (Imperial College London) furent identifiés car ils représentaient des institutions qui avaient reçus plus de 100 millions de dollars de fonds de la DARPA et d’autres fonds privés. Les Gene Drive Files ont également révélé l’implication d’autres lobbyistes européens basés à Bruxelles comme par exemple : Sarah Lukie, employée de Croplife International, est une ancienne employée de Biotechnology Industry Organization (BIO) – le plus grand lobby mondial dans le secteur de la biotechnologie; Ana Atanassova lobbyiste à Bruxelles pour Bayer. Jeff Chertack, un ancien employé du bureau bruxellois du cabinet de relation public Ogilvy Renault, faisait partie de l’équipe de pilotage de la campagne de EAI pour la BMGF. Sous la direction des conseillers de EAI, les scientifiques « volontaires » recevaient quotidiennement des consignes sur les forums en ligne où ils devaient intervenir et les éléments de langage à utiliser.
La campagne menée par EAI au niveau des Nations Unies, faisait partie d’une opération incluant des campagnes d’influence et des missions « d’assistance » coordonnées auprès des gouvernements de pays « amis » favorables aux OGM tels que le Canada, les Etats-Unis, le Brésil ou les Pays-Bas. Cet aspect de la campagne était géré par PRRI (Public Religion Research Institute) – un lobby étasunien qui se présente sous les apparences d’un think tank indépendant dans le domaine de la culture, la religion et les politiques publiques. Toutefois, leur site internet mentionne que PRRI « étudie » aussi d’autres sujets de société comme l’immigration, les droits LGBT, la reproduction humaine, le changement climatique et l’économie. Parmi les anciens donateurs de PRRI , on trouve CropLife International, Monsanto ou US Grains Council (l’association étasunienne des producteurs de céréales). Finalement, on peut également mentionner d’autres organismes et fondations impliqués dans l’opération d’influence comme par exemple Island Conservation, GBIRd, FNIH (la Fondation pour les Instituts Nationaux d’Hygiène) ou Target Malaria (une autre ONG financée par la BMGF basée à Londres).
EAI et les scientifiques mis en cause par M. Hammond ne reconnaissent pas les intentions d’influence ou de manipulation qui leur sont reprochées et accusent les documents d’avoir porté préjudice au rôle joué par les scientifiques délégués auprès des instances internationales. Dans les faits, M. Hammond n’est pas un lanceur d’alerte et il a obtenu légalement toutes les informations en vertu de la loi d’accès à l’information et grâce à de l’OSINT (intelligence issue de sources libres). La DARPA a aussi tenu à clarifier ses intentions en précisant qu’elle devait s’intéresser à une telle technologie pour éviter toute surprise. En dehors des cercles concernées par la question, les révélations de M. Hammond n’ont pas bénéficié d’une couverture médiatique importante. À la suite des révélations de M. Hammond, la CDB a revu sa politique de déclarations de conflits d’intérêts.
On ne saura jamais si l’opération d’influence de la BMGF a été décisive, mais en 2018 la CDB n’a pas prononcé de moratoire. Elle s’est contentée de déléguer la décision finale et le contrôle des tests au niveau des pays en leur recommandant d’approfondir la recherche et de mettre en place des mesures de contrôles rigoureuses avant de relâcher dans la nature des espèces modifiées.
Guerre informationnelle et activisme philanthropique
Les faits révélés par les Gene Drive Files révèlent un phénomène qui a pris de l’ampleur ces dernières années : l’activisme philanthropique étasunien. Les ONG à vocation internationale telles que Amnesty International, Médecin Sans Frontière ou Save the Children vivent de dons et sont supposées œuvrer dans l’intérêt collectif. Mais un nouveau type d’ONG – les entreprises philanthropiques – venues des États-Unis principalement, changent les règles du jeu. Dotées de budgets quasi-illimités, elles sont généralement créées par des entrepreneurs milliardaires majoritairement issus de la Silicon Valley qui ont une vision particulière du monde et se donnent comme mission de se substituer aux États pour régler les problèmes globaux (la faim, l’accès à l’éducation, les maladies…) grâce à la science, la technologie et au big data. En plus de la BMGF, on peut aussi mentionner la Fondation Thiel (Peter Thiel, Paylal Facebook, Palantir), l’Initiative Chan Zuckerberg (Mark Zuckerberg and Priscillia Chan, Facebook), la Google Fondation (Larry Page and Sergey Brin, Alphabet), l’Ellison Medical Foundation (Larry Ellison, Oracle) ou l’Omidyar Network (Pierre et Pam Omidyar, Ebay). Ces fondations ne sont pas intéressées par des problèmes terre à terre au niveau local comme l’addiction au jeu, le logement insalubre ou la solitude des personnes âgées. Leurs fondateurs sont convaincus que leur réussite entrepreneuriale leur donne une légitimité pour peser dans la destinée du monde et la réglementation (policy en anglais) mondiale. Elles peuvent ainsi :
- Financer des projets de recherche fondamentale (un rôle habituellement dévolu aux États) en allouant des fonds à des laboratoires de leur choix ou en créant des structures ad hoc. Les budgets de la recherche fondamentales publiques n’arrivant pas à concurrencer ces laboratoires privés, on se retrouve parfois sans études contradictoires sur certains sujets.
- Organiser et coordonner des actions globales (des conférences internationales, des galas, des financements d’ONG locales, des bourses…) d’influence pour obtenir de la couverture médiatique pour présenter leurs solutions et « leurs conseils » aux organes de la gouvernance mondiale
Les États ne semblent pas s’inquiéter de l’existence de ses supers ONG. Mais leur emprise sur la société de l’information dans laquelle nous vivons devraient les alerter. Ces fondations appartiennent à des sociétés qui contrôlent presque toute l’information qui est produite, publiée, archivée ou échangée dans la majeure partie du monde sous domination culturelle étasunienne. Elles peuvent donc en théorie facilement influencer ou manipuler l’opinion internationale selon leur volonté en modifiant les algorithmes qui gouvernent l’information. Mais elles peuvent aussi faire en sorte que des concurrents éventuels s’enlisent dans des guerres de l’information locales menées par des acteurs de la société civile.
Komlan Adodo
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