Le chanteur des Mains d’or, qui a été tourneur-fraiseur à la Manufacture d’armes de Saint-Étienne, est le narrateur de la foisonnante série documentaire de Stan Neumann, le Temps des ouvriers, diffusée mardi soir sur Arte. Il raconte son attachement au monde ouvrier, à sa mémoire et ses valeurs.
Vous prêtez votre voix à la série documentaire le Temps des ouvriers. Qu’avez-vous appris que vous ne connaissiez pas encore à travers cette fresque qui évoque l’histoire du monde ouvrier européen sur trois siècles ?
Bernard Lavilliers. Le texte et les images du documentaire de Stan Neumann m’ont fait replonger dans la mémoire de la classe ouvrière, de mon propre père, de mon grand-père. Il y a des choses que je connaissais et d’autres que j’ai découvertes. J’ignorais que la Belgique et l’Angleterre étaient associées à travers les mines à Seraing, à côté de Liège, ou à Charleroi. Comme dans l’est de la France, à Saint-Étienne ou dans le Sud, les sites de production de charbon ou d’acier employaient énormément de main-d’œuvre. Je ne savais pas qu’au XIX e siècle on avait interdit le travail en sous-sol dans les mines aux garçons de moins de 10 ans, mais pas le travail dans les filatures. Au fil des quatre épisodes, on mesure le chemin parcouru par les syndicats, les ouvriers, l’évolution des technologies et du capitalisme. Régulièrement, il y a des innovations mécaniques qui suppriment des emplois. Quand on suit l’histoire du monde ouvrier depuis le début du XIX e siècle, on se rend compte qu’en dehors de payer les travailleurs à coups de lance-pierre, les propriétaires des usines ont constamment essayé d’inventer des machines pour les faire tourner jour et nuit à la place des ouvriers.
La nature du travail a beaucoup changé. L’automatisation et la robotique ont-elles pour autant «libéré» les travailleurs ?
Bernard Lavilliers. Je ne suis pas sûr que cela les ait libérés… Au fil du temps, on voit bien que le pouvoir d’achat a évolué de manière extrêmement lente, de même pour le côté sanitaire. Certains des fils d’ouvrier ont pu faire des études, s’élever dans l’échelle sociale en faisant des métiers qui malheureusement étaient des métiers d’ingénieur, qui ont amplifié la robotique. Normalement, le progrès aurait dû élever la condition sociale de tout le monde. Ça l’a élevée, mais beaucoup de travailleurs sont restés sur le quai de la gare…
Au fond, le système n’a jamais cessé d’engendrer des inégalités sociales…
Bernard Lavilliers. Le documentaire montre bien que la classe ouvrière à l’époque travaillait dans de grandes usines qui employaient beaucoup de monde, parfois jusqu’à 7 000 personnes. Tous ces gens se levaient très tôt, partaient à l’usine et revenaient le soir épuisés après une journée de labeur. Je me souviens, quand j’étais à l’usine, on allait chaque semaine toucher notre salaire en espèces, dans une enveloppe. Après, l’État, qui nous expliquait qu’il y avait des braquages de caisses, nous a poussés à avoir un chéquier. Le premier amalgame entre le capitalisme et les banques s’est fait à ce moment-là. Une époque où les travailleurs étaient extrêmement contrôlés, obligés de passer par la pointeuse, une machine qui enregistrait les heures de présence. Finalement, l’ouvrier donnait sa peau, ses bras contre du temps de travail. Il ne lui restait que quelques heures pour dormir, se reconstituer et retourner le lendemain au boulot. Les syndicats sont nés à cause de cette exploitation.
Vous avez travaillé à la Manufacture d’armes de Saint-Étienne. En quoi cette expérience a-t-elle forgé votre regard sur le monde ouvrier ?
Bernard Lavilliers. J’avais 16 ans, c’était l’usine où travaillait mon père. On nous formait durant deux demi-journées et avec le CAP, on se retrouvait dans les ateliers avec les ouvriers qui avaient de l’expérience. Quand on avait une formation trigonométrique, qu’on savait lire les plans des dessinateurs industriels, on nous mettait à la fabrication. C’est comme ça que j’ai appris mon métier de tourneur-fraiseur. J’ai fabriqué très jeune des pièces, ce qui était un peu plus “glorifiant” que d’être à la chaîne. On faisait les trois-huit. Après, j’ai été au laminoir chez Schneider à Firminy, dans la banlieue de Saint-Étienne. C’est une expérience qui me sert toujours, que je peux difficilement partager car les gens et la plupart des artistes que je connais n’ont jamais connu cela.
Un univers que vous chantez dans les Mains d’or…
Bernard Lavilliers. C’est une chanson qui parle de la suppression du travail voulue par le grand marché. J’espère que beaucoup de gens regarderont le Temps des ouvriers pour avoir une idée de ce qu’ont vécu les travailleurs. Aujourd’hui, à cause du virus, les petits marquis qui nous gouvernent semblent redécouvrir tous ces métiers indispensables qu’ils ont toujours cherché à supprimer, considérant qu’ils ne sont pas nobles. Il y a une sorte de mépris. Ils se sont aperçus que l’hôpital a vraiment besoin de beaucoup plus de financement. Ils retournent leur veste avec un côté charitable dans leur façon de se comporter. Ils applaudissent à 20 heures, mais il y a un an pendant le mouvement des gilets jaunes, ils ne se rendaient pas compte de la situation du pays…
Le Temps des ouvriers (1. le temps de l’usine ; 2. le temps des barricades ; 3. le temps à la chaîne ; 4. le temps de la destruction), de Stan Neumann, est diffusé sur Arte, mardi 28 avril, à partir de 21 heures. Et sur Arte.tv, jusqu’au 26 juin 2020.
28 avril 2020 (Photo : Thomas Dorn)