Depuis la mi-mars, le comédien Michel Bony distribue chaque jour des repas et un peu de lumière aux sans-abri du Nord-Est parisien. Une expérience sensible qu’il a accepté de partager avec notre journaliste. Reportage.
Comme chaque après-midi, Michel Bony a récupéré une soixantaine de repas froids auprès de la protection civile, qui en prépare des centaines quotidiennement à destination des Parisiens qui ont faim. « Le menu change régulièrement. Aujourd’hui, c’est du taboulé. Il y a aussi un dessert, des biscuits, un fruit, un paquet de chips et de l’eau », précise notre homme, en désignant les sacs en plastique entassés à l’arrière de sa camionnette.
Depuis le 17 mars, ce comédien et voyageur de 59 ans, qui convoyait régulièrement vêtements et médicaments vers l’Afrique, sillonne désormais tous les jours le Nord-Est parisien, masque de tissu noir sur le visage, au volant de sa camionnette pour distribuer de la nourriture et « un peu de chaleur » aux gens de la rue. « C’est simple : dès que l’injonction a été donnée à tout le monde de rester chez soi, j’ai décidé d’aller à la rencontre de ceux qui étaient confinés dehors », résume-t-il. « Au début, j’ai commencé en distribuant des repas préparés par un bistrot à côté de chez moi, le Quartier rouge. »
De fait, quand cafés et restaurants ont dû fermer brutalement, beaucoup se sont retrouvés avec des stocks importants de nourriture. Shérif, le patron de cet établissement situé rue de Bagnolet, à Paris, a donc spontanément proposé à ses employés de continuer à venir pour préparer des repas chauds à destination des plus démunis. « C’est là que nos chemins se sont croisés. J’ai proposé à Shérif de porter les repas en voiture à ceux qui ne pouvaient pas se déplacer… »
Une initiative salutaire dans ce 20e arrondissement de la capitale, où le confinement a mis à mal les solidarités naturelles entre habitants et stoppé les distributions alimentaires des associations. « Les premiers jours, on a eu faim, mais maintenant ça va, regardez, j’ai de quoi tenir », témoigne en ouvrant son cabas Magali, une jeune femme encapuchonnée dans un sweat-shirt blanc. Recroquevillée devant l’entrée d’un café fermé, rue Julien-Lacroix, elle s’applique, comme toutes les femmes à la rue, à rester invisible.
« Je donne aussi des repas à des mamans de mon quartier, pour leurs enfants… »
« Beaucoup se mettent à l’abri dans des endroits peu accessibles, c’est parfois compliqué de les repérer », explique Michel Bony. Une réalité encore plus délicate en ce jour de pluie. Même si celui que ses protégés appellent parfois « l’abbé Pierre » a tissé des liens particuliers avec plusieurs d’entre eux, il compte avant tout sur la solidarité des gens de la rue, qui lui indiquent si untel ou unetelle, mal en point, a besoin d’aide. Aussi, à chaque sac distribué, Michel demande des nouvelles des uns et des autres, écoute quelques ragots et aussi des fragments de vies. Karim, 59 ans au compteur, un peu plus sur le visage, passe ses journées et ses nuits dans son camion garé depuis des lustres rue des Maronites. Véritable figure du quartier, il récupère des jouets qu’il répare et offre aux gamins…
Enfin, ça, c’était avant. Quand il y avait encore du monde dans les rues. Aujourd’hui, l’homme ne croise plus guère d’enfants en partance pour l’école. Alors Karim replonge dans la sienne, d’enfance. Heurtée. « Entre 13 et 18 ans, j’ai changé cinq fois de famille d’accueil. La dernière, c’était près de Pau, chez les Duclos-Lassalle, les parents du célèbre cycliste. Ils étaient adorables avec moi et m’ont même payé un permis de pêche. Je passais mon temps au bord de la rivière et ramenais toujours de belles prises… » se souvient-il, les yeux mouillés. Mais il retrouve vite son rire sonore, accepte un sac de nourriture et nous salue chaleureusement. « Je ne veux pas vous retenir, il y en a tant d’autres qui ont besoin… »
Quelques dizaines de mètres plus loin, sur le boulevard de Ménilmontant, Michel repère Abdallah. Assis à l’arrêt du bus qu’il fait mine d’attendre, il est rasé de près et ses habits usés sont d’une propreté impeccable. Le chibani salue discrètement Michel et accepte à mi-mot le ravitaillement qui lui est proposé. À plus de 70 ans, l’homme n’a plus d’endroit à lui pour dormir. Diabétique, il craignait de contracter le Covid en restant à la rue. Alors son camarade Gérard lui a proposé de l’héberger dans son petit appartement, mais seulement jusqu’en juillet. Il ne sait pas trop ce qu’il fera après… En attendant, pour ne pas déranger, Abdallah passe ses journées dehors. Il rapportera tout à l’heure à son colocataire les vivres que Michel a laissés à son intention. « Il n’y a pas que les gens à la rue qui ont faim, je donne aussi des repas à des mamans de mon quartier, pour leurs enfants… » soupire le bénévole en se frottant les mains avec du gel hydroalcoolique.
L’humour semble être la politesse des gens de la rue
Devant l’entrée du cimetière du Père-Lachaise, des gens attendent, en file indienne, sous la pluie battante, le repas chaud offert, en ce début de soirée, par une association. Un peu plus loin, rue du Chemin-Vert, dans le renfoncement d’un commerce fermé, c’est le domaine de Sallah. Allongé sur son matelas, protégé par un parasol, il refuse la nourriture proposée « pour ne pas gâcher », mais échange volontiers quelques plaisanteries. L’humour semble être la politesse des gens de la rue. Parmi toutes celles et tous ceux croisés durant cette maraude, pas un n’aura émis la moindre plainte. Surtout pas Charles, un sexagénaire d’origine africaine plongé dans un recueil de nouvelles de Dickens quand nous arrivons. Depuis le confinement, il s’est installé, avec sa radio et ses livres, avenue Parmentier, juste devant la porte de l’association des Petits Frères des pauvres, fermée jusqu’à nouvel ordre. Cet intellectuel partage l’espace avec Paulo, un jeune homme d’une vingtaine d’années qui sort tel un diablotin de sa tente pour récupérer de quoi manger. « Tu repasses tout à l’heure avec des viennoiseries ? » demande-t-il à Michel, qui ne manquera pas de revenir après avoir collecté les invendus des boulangeries voisines. Plus discret, un homme aux yeux cernés est assis sur les marches, entouré de quatre grosses valises. Il accepte un repas d’un sourire fatigué.
« Il doit être nouveau, je ne l’ai encore jamais vu », remarque Michel, qui met un point d’honneur à ne pas être intrusif. « Je suis disponible pour parler, on se raconte quelques blagues et quand ils ont compris que je serai encore là demain et les jours d’après, ils s’ouvrent un peu, certains me parlent de leurs besoins… » Il y a quelques jours, un des jeunes qui squattent le parvis de l’église Saint-Ambroise n’avait plus de chaussettes. Ce soir, Michel est accueilli comme le messie quand il en sort une paire de sa poche !
Michel Bony fait la tournée des boulangeries où il récupère les invendus
Le comédien est aussi très attendu place de La Réunion, où Eric et Manedy guettent le passage de sa camionnette. « J’ai faim ! » s’écrie le plus jeune d’entre eux en commençant à dévorer les chips en riant. « Vous n’avez pas vu Nadia ? » s’enquiert Michel, qui s’inquiète de ne pas trouver la jeune femme à l’endroit habituel. Malgré son pied cassé, elle ne peut être hébergée en hôtel social car elle refuse catégoriquement de se séparer de Waffi, le fox-terrier qu’elle a rencontré il y a quelques semaines sur un trottoir. Nadia était un peu plus loin, en contrebas. Plus inquiète pour l’estomac de l’animal que pour le sien, elle cède les tranches de jambon de son sandwich à son protégé. Le problème du jour n’est d’ailleurs pas la faim : « La cave où nous nous sommes installés est en train d’être inondée. Je ne sais pas comment on va faire cette nuit. On va peut-être tenter la lévitation ! » plaisante-t-elle.
Tandis que la nuit tombe, commence la tournée des boulangeries où Michel récupère les invendus. Les viennoiseries confectionnées par Fatima, à La Toska, rue des Pyrénées, viennent embaumer l’habitacle, bientôt rejointes par des sacs de baguettes toutes fraîches donnés par Karim, de chez Les Scop’Pains D’Abord. S’ils ont tant de produits à donner, c’est que les boulangers sont à la peine depuis le début du confinement. Comme les restaurants qu’ils fournissaient sont fermés et que la partie aisée de leur clientèle a quitté la capitale, beaucoup affichent un manque à gagner de près de 50 %. Certains ne sont pas sûrs que leur commerce survivra à la crise. « En attendant, on ne se pose pas de question, on est solidaire de ceux qui n’ont rien ! » lance Mohamed, du Fournil de la rue de Ménilmontant.
Toujours sous la pluie battante, la maraude se poursuit. Retour avenue Parmentier, où Mickaël est de retour après deux jours d’absence. « J’ai eu un malaise, j’étais à l’hôpital », justifie le grand gaillard roux aux cheveux longs. « C’est peut-être que tu bois un peu trop, risque Michel en lui tendant un sandwich, tu devrais manger un peu. » L’homme à l’allure de Viking ne dément pas. Mais il préfère faire diversion. Comme s’il voulait battre le visiteur sur son propre terrain, il se lance dans une tirade magnifique, récitant par cœur les paroles de Tes yeux, la chanson de Michel Berger… « Et dire que je vis chaque jour de tels moments de grâce ! » sourit Michel Bony, bien décidé malgré la fatigue à continuer ses tournées quotidiennes, au-delà de la crise sanitaire. Parce que la crise sociale qui va suivre ne manquera pas de créer une épidémie de pauvreté, il va falloir diffuser le virus de la solidarité.
06 mai 2020