Michael Löwy, né en 1938 à São Paulo au Brésil, est un sociologue, philosophe marxiste et écosocialiste franco-brésilien. Il a été nommé en 2003 directeur de recherche émérite au CNRS et enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales.
Si cela dépend de nos gouvernants et des élites dominantes, le « jour d’après » l’épidémie sera la copie conforme du « jour d’avant » : « business as usual ». C’est-à-dire retour du néolibéralisme, de la « croissance du PIB », de l’accumulation du capital et du profit, et, bien entendu, joyeux retour des précieuses énergies fossiles et des émissions de CO 2. Avec, pour résultat, d’ici vingt ou trente années, la catastrophe écologique, le réchauffement global irréversible : une menace sans précédent aux conditions mêmes de la vie humaine sur cette planète.
La seule alternative effective, capable d’éviter la catastrophe, c’est une alternative radicale. « Radical » veut dire s’attaquant aux racines du mal. Si la racine c’est le système capitaliste, il nous faut des alternatives antisystémiques, anticapitalistes – comme l ’« écosocialisme », un socialisme écologique à la hauteur des défis du XXI e siècle.
Qu’est-ce que le socialisme ? Pour beaucoup de marxistes, c’est la transformation des rapports de production – par l’appropriation collective des moyens de production – pour permettre le libre développement des forces productives. L’écosocialisme se réclame de Marx, mais rompt de forme explicite avec ce modèle productiviste. Certes, l’appropriation collective est indispensable, mais il faudrait aussi transformer radicalement les forces productives elles-mêmes : en changeant leurs sources d’énergie (renouvelables à la place de fossiles) ; en réduisant la consommation globale d’énergie ; en supprimant la production des biens inutiles (« décroissance ») ; enfin, en mettant un terme à l’obsolescence programmée.
L’écosocialisme se réclame de Marx, mais rompt de forme explicite avec ce modèle productiviste.
L’écosocialisme implique aussi la transformation des modèles de consommation, des modalités de transport, de l’urbanisme, du « mode de vie ». Bref, c’est beaucoup plus qu’une modification des formes de propriété : il s’agit d’un « changement civilisationnel » fondé sur des valeurs de solidarité, égaliberté et respect pour la nature. Pour accomplir la transition vers l’écosocialisme, il faut une planification démocratique, orientée par deux critères : la satisfaction des véritables besoins et le respect des équilibres écologiques de la planète. C’est la population elle-même – une fois débarrassée du matraquage publicitaire et de l’obsession consommatrice fabriquée par le marché capitaliste – qui décidera, démocratiquement, quels sont les véritables besoins. L’écosocialisme est un pari sur la rationalité démocratique des classes populaires.
Il s’agit d’un « changement civilisationnel » fondé sur des valeurs de solidarité, égaliberté et respect pour la nature.
Pour accomplir le projet écosocialiste, des réformes partielles ne suffisent pas. Une véritable révolution sociale serait nécessaire. Comment définir cette révolution ? On pourrait se référer à une note de Walter Benjamin, en marge de ses thèses Sur le concept d’histoire (1940) : « Marx a dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Peut-être que les choses se présentent autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins d’urgence. ».Traduction en termes du XXI esiècle : nous sommes tous des passagers d’un train suicide, qui s’appelle « Civilisation Capitaliste Industrielle Moderne ». Ce train se rapproche, à une vitesse croissante, d’un abîme catastrophique : le changement climatique. L’action révolutionnaire vise à l’arrêter – avant que ce ne soit trop tard.
Nous sommes tous des passagers d’un train suicide, qui s’appelle « Civilisation Capitaliste Industrielle Moderne ».
L’écosocialisme est à la fois un projet d’avenir et une stratégie pour le combat ici et maintenant. Il n’est pas question d’attendre que « les conditions soient mûres ». Il faut susciter la convergence entre luttes sociales et luttes écologiques et se battre contre les initiatives les plus destructives des pouvoirs au service du capital. C’est ce que Naomi Klein appelait « Blockadia » . C’est au sein de mobilisations de ce type que pourront émerger, dans les luttes, la conscience anticapitaliste et l’intérêt pour l’écosocialisme. Des propositions comme le « Green New Deal » font partie de ce combat, dans leurs formes radicales, qui exigent l’abandon effectif des énergies fossiles –, mais non dans celles qui se limitent à recycler le « capitalisme vert ».
Quel est le sujet de ce combat ? Les forces qui, aujourd’hui, se trouvent en première ligne de l’affrontement sont les jeunes, les femmes, les indigènes, les paysans. Mais, en dernière analyse, on ne pourra pas battre le système sans la participation active des travailleurs des villes et des campagnes, qui constituent la majorité de la population. La première condition, c’est, dans chaque mouvement, associer les objectifs écologiques (fermeture de mines de charbon ou de puits de pétrole, ou de centrales thermiques, etc.) avec la garantie de l’emploi des travailleurs concernés.
On ne pourra pas battre le système sans la participation active des travailleurs des villes et des campagnes, qui constituent la majorité de la population.
Avons-nous des chances de gagner cette bataille, avant qu’il ne soit trop tard ? Contrairement aux prétendus « collapsologues », qui proclament, à cor et à cri, que la catastrophe est inévitable et que toute résistance est inutile, nous croyons que l’avenir reste ouvert. Il n’y a aucune garantie que cet avenir sera écosocialiste. C’est, selon Daniel Bensaïd, l’objet d’un « pari » au sens pascalien, dans lequel on engage toutes ses forces, dans un « travail pour l’incertain ».
Mais, comme le disait, avec une grande et simple sagesse, Bertolt Brecht : « Celui qui lutte peut perdre. Celui qui ne lutte pas, a déjà perdu. »
21/05/2020