« Le meurtre de George Floyd est normal dans une société anormale ». Ce constat est exprimé par l’intellectuel marxiste indien Vijay Prashad dans un article daté du 3 juin publié par le site People’s Dispatch. Et il explique que ce meurtre est tristement sans surprise aux États-Unis, un pays qui promeut l’exploitation capitaliste par le moyen de la suprématie blanche.
Cette « normalité » peut se lire sur le visage impassible du policier Derek Chauvin appuyant son genou jusqu’à ce que mort s’en suive, la main dans la poche, pendant près de huit minutes sur le cou de George Floyd, à Minneapolis le 25 mai dernier, entouré de quatre collègues tout aussi indifférents. Ce que d’ailleurs a confirmé à sa manière le chef du syndicat policier local, Bob Kroll, en prétendant que la victime était un « criminel dangereux ».
Pour pouvoir prendre la mesure des événements actuellement en cours aux États-Unis il est utile de revenir aux racines de la structuration de la nation états-unienne. Certes la Déclaration d’Indépendance du 4 juillet 1776 proclame que « tous les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » Mais il n’est pas fait mention de la prohibition de l’esclavage affirmée dans une première version, effacée par complaisance envers les colonies du sud. Le rédacteur de la Déclaration, Thomas Jefferson « possédait » environ 200 esclave noirs. Dans cette même Déclaration il est reproché au roi d’Angleterre d’avoir « excité parmi nous l’insurrection domestique, et [d’avoir] cherché à attirer sur les habitants de nos frontières les Indiens, ces sauvages sans pitié, dont la manière bien connue de faire la guerre est de tout massacrer, sans distinction d’âge, de sexe ni de condition ».
Les fondements idéologiques qui ont présidé à la fondation des États-Unis sont issus de ceux-là même des colonisateurs originels. Certes ils recherchaient la liberté (avant tout religieuse) vis-à-vis du royaume britannique. Mais dans le même temps ils en étaient les enfants: une société monarchique ou l’«homme libre» était le «propriétaire» d’autres hommes, les serfs et les métayers. L’Amérique était donc pour eux «The Land of the Free», le pays des hommes libres « bénis par dieu » fondant la « nouvelle Jérusalem », la « cité sur la colline » – des mythes toujours actifs aujourd’hui notamment chez les habitants des villes rurales états-uniennes et que Trump fait « fleurir ».
«Au début de la guerre de Sécession, (1861-1865, ndr) nos corps valaient 4 milliards de dollars, plus que toute l’industrie américaine (…) et l’excellent produit créé par nos corps volés – le coton – était la principale ressource d’exportation de l’Amérique», écrit Ta-Nehisi Coates dans son livre Une Colère Noire – Lettre à mon fils (Éditions Autrement 2015).
La structure policière états-unienne est elle aussi fondée dans l’esclavage. Les communautés de «free men» des premières 13 colonies n’avait pas de police en tant que telle: l’ordre était assuré par les chefs de famille et leurs mandataires. Il y avait en fait deux institutions qui toutes deux ont en quelque sorte écrit la doctrine policière d’aujourd’hui: les «Slave Patrols» et les «Night Watches». Les premières étaient organisées chaque fois qu’il fallait capturer un esclave en fuite, avant de devenir des milices permanentes de «chasseurs» (la première fut constituée en 1704 par la colonie de Caroline) au service des grands propriétaires d’esclaves. Les secondes étaient des patrouilles de nuit destinées à empêcher tout intrus (principalement indien) de pénétrer dans la colonie. Même si après l’abolition de l’esclavage, les «Slaves patrols» étaient abandonnées, les méthodes de ces dernières ont été perpétuées par les bandes du Ku Klux Klan et dans les activités des différentes milices de «Vigilentes», d’ailleurs encore aujourd’hui en activité pour la chasse aux Noirs suspects de nature, aux sans-papiers ou aux migrants le long de la frontière mexicaine. Ce n’est qu’en 1838 que fut créer à Boston (Massachusetts) la première police «moderne» pour répondre à l’insécurité croissante dans les rues due à l’alcoolisme, au jeu, et à la surpopulation.
Il n’y a pas de police nationale aux États-Unis. les structures policières sont soit, pour la plupart municipales – donc sous l’autorité des maires – ou des comptés, et parfois des États fédérés. Le FBI (Federal Bureau of Investigation) n’est pas une structure fédéral de « maintien de l’ordre » mais une sorte de police judiciaire sous l’autorité du « Department [ministère] of Justice » dont le responsable a le titre de Procureur général des États-Unis. Issu d’un « Bureau d’investigation » créé en 1908 dont le rôle essentiel était la régulation du commerce inter-Etats fédérés, le FBI prit de l’ampleur en devenant un instrument de contrôle de la population au lendemain de la Première Guerre mondiale lors de la grande peur des « Rouges » (« the Red Scare« ) avec les grandes grèves ouvrières – une activité essentielle d’espionnage intérieur confortée par John Edgar Hoover (avec par exemple le programme Cointelpro, counterintelligence programm) dont les Panthères noires – et Mumia Abu Jamal – ont été les victimes. Le FBI tient aujourd’hui le haut du pavé de l’État policier états-unien avec près de 40 000 agents aux côtés de dizaines d’autres agences gouvernementales plus ou moins secrètes.
Les polices municipales ou cantonales sont souvent devenues des puissances incontournables pour les responsables politiques civils. Certaines sections locales de leur plus puissant syndicat, l’Ordre fraternel de la police (The fraternel Order of Police) ont des tendances mafieuses comme ce fut le cas à Philadelphie dans les années 1980.
Leurs part des budgets municipaux sont parfois considérables: 35%, par exemple, à Minneapolis.
C’est à l’occasion de la répression de ces manifestations contre les meurtres de Noirs, notamment à Ferguson en 2014, que l’opinion publique états-unienne découvrit un «déballage» de matériel policier effarant: des véhicules blindés résistant aux mines valant 600 000 dollars mais acheté quelques milliers, des mitrailleuses, des chars, etc.
Tous ces engins proviennent de l’armée qui, depuis les guerres au Proche-Orient et en Afghanistan, a pris l’habitude de se faire un peu d’«argent de poche» en les vendant à bas prix aux polices locales. Environ 4,3 milliards de dollars de matériel militaire ont été transférés dans la police «civile» depuis 1990. Cette militarisation de la police états-unienne – qui conduit le policier en patrouille à agir comme un militaire «en terrain ennemi» – initiée par Reagan a été formalisée par le «programme 1033» une directive mise en œuvre sous la présidence de Bill Clinton intimant au Pentagone de transférer des surplus militaires aux polices locales états-uniennes et notamment aux «SWAT teams», ces commandos «anti-émeutes» et «anti-gang» de sinistre renommée. Barack Obama avait réglementé ces pratiques mais Trump a aboli ces restrictions.
En 2018 plus d’un millier d’Afro-américains – 13 % de la population – sont morts sous les balles policières, tandis que « seulement » environ 950 Blancs en ont été victimes.
Mais nous n’avons là que la manifestation la plus brutale du racisme états-unien. Le communautarisme tant vanté est devenu un véritable apartheid de fait. Le racisme ne s’exprime plus verbalement car il est devenu comme allant de soi « sans le dire ». Le mot Nègre (the N… word) est prohibé. Mais la ségrégation résidentielle est devenue presque aussi importante que dans les années 1960, grâce à la sélection par l’argent: 60% des victimes des subprimes lors de la crise de 2008 sont des ménages noirs. Ces derniers ont des revenus et des patrimoines inférieurs de trois fois à ceux des Blancs. La ségrégation sociale de fait commence à l’enfance avec la scolarisation massive des enfants noirs dans des «Charter Schools», des établissements privés dont le seul objectif est la collecte des fonds de l’État pour les actionnaires, alors que dans les quartiers pauvres (comme par exemple à Chicago) on ferme les établissements publics sous prétexte d’économie. Une réalité encore aggravée par le système de l’industrie carcérale: plus de 60% des 2,4 millions de détenus et des 4 millions de personnes sous contrôle judiciaire sont Noirs ou Latinos et un Africain-Américain de moins de 30 ans sur deux aura à faire à la police.
La barrière économique de classe a été depuis des décennies le produit du racisme. En remontant dans le temps on observe que Martin Luther King a été assassiné alors qu’il avait apporté son soutien aux éboueurs en grève et, tout à la fois, dénoncé la guerre du Vietnam en proclamant que les droits civiques obtenus par la lutte ne tiendront pas s’ils ne sont pas accompagnés par le combat pour les droits socio-économiques. Malcom X a été assassiné lorsqu’à l’issue d’un pèlerinage à la Mecque où il a découvert que quelle que soit la couleur de la peau une même communauté pouvait s’unir, ce dont il avait publiquement conclu en déclarant que la lutte pour les droits en égalité était l’affaire de tous les Américains. Les Panthère noires qui avaient placé le combat social et tête de leurs actions, ont été systématiquement harcelés, réprimés, tués jusqu’à la désintégration par le FBI.
Dans les années 1990, avec la disparition du « meilleur ennemi » soviétique (selon l’expression du général Colin Powell) le grand capital états-uniens a cru pouvoir devenir définitivement le maître du monde, tout en développant un système néo-libéral de plus en plus inégalitaire. L’attentat du 11 septembre 2000 a été une forme de divine surprise en étant l’occasion d’une tentative de remodelage du monde à l’image américaine en détruisant l' »empire du mal » par des guerres coûteuses pour les États-uniens mais très rentables pour le complexe militaro-industriel. Les dégâts humains provoqués par la montée en puissance du capital financier US à vocation mondiale avec ses inégalités olympiennes a provoqué un mouvement de révolte dans les jeunes couches éduquées blanches. « Occupy Wall Street » en 2011 mobilise – une des premières mobilisations-smartphone – des milliers de jeunes à New York, en s’inspirant des soulèvements contre les dictatures dans le monde arabe. Et, ce n’est sans doute pas par hasard, que dans cette même mutation on en arrive – grâce à internet et aux réseaux sociaux – à affirmer son individualité dans un mouvement collectif contre l’injustice, l’inégalité et le racisme, qui pour beaucoup en découle et en est le carburant.
Avec les images de meurtres de Noirs diffusées à la vitesse d’un « clic » de téléphone, une masse croissante de jeunes touche « de l’œil » l’inacceptable injustice. Deux ans à peine après Occupy, l’acquittement en Floride d’un « vigile bénévole » assassin d’un jeune de 17 ans, Treyvon Martin sorti de chez son père pour acheter des sucreries, soulève la colère et la volonté de mettre définitivement fin à ces monstruosités. Trois jeunes femmes LGBTQ qui ne se connaissaient que par réseau smartphone lancent « Black Lives Matter » – les vies noires ont de l’importance (BLM). Ce n’est pas un hasard que ce soient des femmes qui soient à l’origine de ce mouvement sans leader, sans structure centrale mais vivace. Car être « genrée » et noire est une double tare pour l’establishment blanc.
Et ce sont encore les femmes qui par centaines de milliers se rassemblent en janvier 2017 à Washington pour huer le nouveau président Donald Trump venu prêter serment. Et ce sont aussi des jeunes lycéennes qui après la fusillade qui a fait 17 morts au lycée de Parkland en Floride le 14 février 2018 lancent par dizaines de milliers les jeunes à l’assaut de la Maison Blanche pour dénoncer la prolifération des armes à feu individuelles. Dans le même temps le mouvement Me Too libère la parole des femmes victimes de viols. D’une certaine manière ont pourrait dire « Blak Lives Matter, Me too« , moi aussi…
C’est dans ce contexte qu’explose la pandémie covid. Celle-ci provoque une forme de sidération planétaire qui, tout à la fois, dévoile au grand jour la nocivité et l’incapacité du système capitaliste. Pour Trump, par-delà ses pantalonnades mortifères, il s’agit dans un même mouvement de sauver ce capitalisme et de le redisposer dans un système d’exploitation du producteur de richesses, le forçant dans un statut encore plus précaire. « l y a des dizaines de milliers de morts d’accidents de la route, et on ne ferme pas les routes », a-t-il déclaré en mars, pour refuser la mise en confinement du pays. Car pour les responsables actuels du pays, comme pour Wall Street – où les « valeurs » continuent à progresser majoritairement – il faut que les travailleurs produisent, même au prix de plus de cent dix mille morts – officiels – à la date du 5 juin. Et qu’ils produisent d’autant plus que près de 43 millions d’entre eux sont chômeurs. Pour assurer sa base suprémaciste blanche évangélique et tenter de conquérir des indécis afin de se faire réélire en novembre prochain Trump multiplie des provocations destinées à briser encore plus le tissu national allant jusqu’à brandir la menace d’une militarisation de la répression – au nom d’une loi datant de 1808, l’Insurrection Act » lui donnant le droit de faire intervenir l’armée contre la population – tandis qu’un mouvement de masse inédit se répand à travers le pays avec une force inégalée depuis les grandes manifestations contre la guerre du Vietnam en 1968.
Avec le mot d’ordre Black Lives Matter ou encore « I can’t breathe » – je n’peux pas respirer – un nouveau monde composé de jeunes et de jeunes adultes, issu de toutes les couches sociales, toutes couleurs de peau confondues, se tenant souvent par la main, a envahi les rues états-uniennes malgré les provocations aux pillages, malgré la répression policière brutale et à chaque fois filmée. Pour Trump, il s’agit d’un pari dangereux: il aggrave les fractures avec les États – démocrates – qui refusent ses directives répressives et d’abandon, à la fois, des mesures anti-covid. Lui qui avait en son temps qualifié les pays africains de « pays de merde », multiplie les déclarations racistes contre ce qu’il appelle des « pillards » et des « antifa ». Et, malheureusement, le futur candidat démocrate à la présidence, Joe Biden n’est pas à la hauteur des aspirations de cette jeunesse du XXIè siècle / il a poussé la maladresse de conseiller aux policiers de ne pas tuer lorsqu’il se sentent menacés mais de « tirer dans les jambes »…
Et c’est là toute l’incertitude dans laquelle se débat une nation fragilisée. Un dernier signe de la gravité de la situation vient du secrétaire à la Défense lui-même qui a estimé, après son prédécesseur et le général en chef de la Marine, qu’il ne serait pas judicieux de faire appel à l’armée « contre des citoyens américains ».
Lorsque dans un pays démocratique, les forces armées deviennent le dernier rempart avant la désagrégation, il faut prendre la situation au sérieux. Lorsqu’il s’agit des États-Unis, il est plus que nécessaire et urgent de dire stop. Ce que le Premier ministre britannique Boris Johnson a fait en déclarant: « Mon message au président Trump, à quiconque aux États-Unis, depuis le Royaume-Uni, c’est que le racisme, les violences racistes, n’ont pas leur place dans nos sociétés » en ajoutant qu’il était « écœuré et horrifié » par le meurtre de George Floyd.
En revanche, à ce jour du 5 juin, on attend toujours la parole du chef de l’État français. Pourquoi ce silence? Est-ce parce qu’il a été frappé de sidération au regard de l’impressionnante manifestation de plusieurs dizaines de milliers de personnes devant le Palais de justice de Paris pour que justice soit rendue à Adama Traoré, tué sans doute de la même manière que George Floyd. Et c’est, là encore, une femme qui est l’âme du mouvement de colère et d’exigence de vérité, la sœur de la victime, Assa Traore.
Ce jeudi matin, dans sa « Lettre d’Intérieur » lue par Augustin Trapenard à France-Inter, l’écrivaine Virginie Despentes, expliquant que c’était la première fois qu’elle se rendait à une manifestation appelée par une femme noire, disait « Je suis née blanche, comme d’autres sont nés homme. Le privilège c’est d’avoir le choix d’y penser ou pas. Je ne peux oublier que je suis une femme, mais je peux oublier que je suis une Blanche. Y penser ou pas, selon l’humeur. En France nous ne sommes pas racistes? Mais je ne connais pas une seule personne, noire ou arabe qui ait ce choix ».
Communistes, nous le sommes par choix: et c’est aussi, par ce choix, que nous combattons de toutes nos forces pour que le virus raciste soit éradiqué dans notre pays et que l’espoir d’une société d’égalité et de solidarité devienne réalité.
Section de Sète du PCF