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À couteaux tirés, ou comment raconter une histoire

Par Balndorn
À couteaux tirés, ou comment raconter une histoire
Sitôt de retour aux commandes d’une production de plus modeste ampleur que Star Wars VIII : Les Derniers Jedis, Rian Johnson démontre, avec À couteaux tirés, son talent de conteur hors-pair et de metteur en scène virtuose.
De l’art de diriger le spectateur
On avait déjà vu son talent à l’œuvre dans un épisode bien connu de Breaking Bad. Dans « La Mouche », il exploite à merveille le détail, que d’aucuns auraient pu juger anecdotique, d’une mouche virevoltant dans le laboratoire de Walter White. Incapable d’exprimer son mal-être par des mots, White/Heisenberg décharge toute sa hargne sur ce misérable insecte. Dans la grande tradition du récit d’enquête à la Sherlock Holmes et à la Hercule Poirot dans laquelle il s’inscrit, À couteaux tirés s’amuse à multiplier les détails de ce genre, aussi importants pour l’intrigue que pour la caractérisation des personnages par d’autres moyens que le dialogue verbeux.Bien que son dernier long-métrage ne soit pas aride en paroles – on pense tout particulièrement aux cinglantes répliques du brillant Daniel Craig, qui tient ici le rôle du détective Benoit Blanc –, Rian Johnson échappe pourtant au piège du verbiage, car il dramatise à escient chaque détail. À l’instar de « La Mouche » ou des souvenirs tronqués de Bruce Willis dans Looper, le détail, chez Johnson, a son importance, à double titre : il contient aussi bien l’action à venir – ou celle qu’on imagine – qu’il n’agit comme un miroir de l’âme des personnages l’approchant. Dans À couteaux tirés, ce sont des objets a priori insignifiants qui trahissent l’hypocrisie de la famille Thrombey et, a contrario, la vertu de la jeune infirmière Marta Cabrera (Ana de Armas) : des fioles de médicaments qu’on mélange, un couteau de théâtre, une fausse fenêtre, etc.Car chez Johnson, les objets portent des histoires, et pas forcément celles auxquelles on croit de prime abord. À la manière d’Edgar Poe dans La Lettre volée, Rian Johnson place au premier plan les éléments de l’intrigue les plus cruciaux, de manière à ce qu’on les oublie en s’attardant sur des choses qu’on estime plus importantes, parce que dissimulées au premier regard. Par son art consommé de conteur, Johnson manie à loisir l’attention du spectateur, brouillant les pistes en multipliant les points de vue et les contre-récits, jusqu’à la révélation finale, alors que tout se trouvait sous nos yeux dès les premières minutes du film.
Une histoire sans nostalgie
Mais, me direz-vous, quel intérêt accorder à une histoire déjà vue, surtout si l’on connaît la fin dès son commencement ? Précisément parce qu’en se concentrant exclusivement sur la mise en scène de l’intrigue, qu’on exhibe et dissimule comme un gant, Johnson se débarrasse d’un poids de taille, qui handicape lourdement une bonne partie du cinéma hollywoodien : le discours méta. On sait ô combien la nostalgie et le référencement appuyé grèvent bon nombre de productions états-uniennes ces dernières années. Qu’on songe à des œuvres aussi différentes que La La Land, Super 8, L’Homme qui tua Don Quichotte ou, encore plus flagrant, Stranger Things côté séries : chacune d’elles n’avance qu’à l’aide de béquilles, s’appuyant sur la référence au passé mythifié parce qu’autrement, elle est trop faible pour marcher seule.Sans faire étalage de références, À couteaux tirés renoue donc avec le plaisir de bien raconter une histoire. L’agent Wagner (Noah Segan), personnage plus que secondaire de flic féru des romans d’Harlan Thrombey et des hypothèses de Benoit Blanc, sert ici de relais de la figure spectatorielle : comme lui, on se laisse griser par des fables rondement menées.Au demeurant, raconter simplement une histoire ne signifie pas raconter une histoire simple. En explorant de fond en comble l’histoire et la maison des Thrombey, Johnson tire un portrait satirique de cette famille bourgeoise rongée par l’avarice et la soif du pouvoir. Le point de vue de Marta fonctionne ici à la fois comme révélateur des travers de ses maîtres que de contre-modèle social. À la manière de Cleo, la généreuse domestique de Roma, l’infirmière incarne une autre sociabilité, où l’amour du prochain et le bonheur d’aider – en un mot, le care– l’emportent sur la compétition et la volonté de puissance.
À couteaux tirés, ou comment raconter une histoire
À couteaux tirés, Rian Johnson, 2019, 2h11
Maxime

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