Voici la transcription et les notes de l'émission 415 de Podcast Science.
Si je vous parle du mouvement punk, il y a fort à parier que les images qui vous viennent à l’esprit soient celles de la crête iroquoise, d’une jeunesse tatouée, piercée, recouverte de cuir et circulant en meute avec des chiens en laisse. Mais le mouvement punk c’est aussi sa musique comme les Sex Pistols
ou encore le punk à la française comme Bérurier noir
Mode et musique ne sont pas les seuls domaines à porter le nom de punk puisqu’on parle d’un véritable courant de pensée prônant l’anarchisme, le Do It Yourself et l’anti-capitalisme.
Cet esprit de révolte et de rébellion a soufflé dans les taudis underground dès le début des années 70 et a laissé une marque profonde dans nos sociétés. Mais je ne vais pas vous présenter ici un historique d’une jeunesse dissidente, mais plutôt dresser un parallèle avec un phénomène biologique ayant cours au début de votre vie et pouvant illuminer l’évolution de notre lignée. Car dans les rangs des cellules embryonnaires, de véritables hordes de cellules punks ont contribué à votre construction et celle des animaux vertébrés : ces cellules (r)évolutionnaires, ce sont les cellules de la crête neurale.
Mais avant de vous présenter ces cellules rebelles, quelques éclaircissements contextuels sur les processus drastiques de l’embryogenèse sont nécessaires.
Chez tous les animaux, vous et moi compris, le développement embryonnaire commence par une cellule œuf fécondée dont la devise est initialement “diviser pour mieux régner”. En effet la cellule œuf est souvent énorme par rapport à une cellule classique, car s’y sont accumulées des réserves pour permettre que les étapes du développement se fassent rapidement. Pensez à un œuf d’autruche dont le jaune constitue une unique cellule et qui a la taille grosso-modo du poussin qui en sortira.
Les premières étapes du développement embryonnaires sont donc une succession de divisions cellulaires durant lesquelles les cellules deviennent de plus en plus petites : c’est l’étape qui porte le nom évocateur de “clivage”.
À un rythme effréné, la cellule œuf se clive en 2, puis 4 puis 8 cellules qui font passer l’embryon d’une apparence sphérique à celle d’une petite framboise ou d’une mûre d’où son surnom scientifique de Morula pendant cette phase (Morula signifiant donc mûre en latin).
Mais à cette période de clivage succède une étape de cohésion et formatage social : les cellules commencent littéralement à s’attacher fermement les unes aux autres à l’aide de jonctions membranaires pour constituer des rangées bien ordonnées. Mais attention à ne pas se mélanger : il y a une hiérarchie qui s’établit bien rapidement pour que des cellules du même rang social restent entre elles. Ces couches sociales de cellules, c’est ce que les biologistes du développement ont appelé des feuillets embryonnaires, et chaque feuillet est à l’origine d’organes bien spécifiques. Tous les animaux forment ces enfilades de cellules à un moment clé de leur embryogenèse qui permet d’attribuer des classes rigides et un destin inexorable aux cellules qui les composent. Il y a un feuillet de cellules qui va entourer l’embryon et constituer une barrière avec l’extérieur : c’est l’ectoderme (dont l’étymologie signifie littéralement feuillet “derme” et externe “ecto”). Et au centre de l’embryon, on trouve l’endoderme (le feuillet interne si vous suivez bien). Enfin, chez la grande majorité des animaux (c’est à dire sans compter les éponges, les méduses et d’autres bestioles chelou), il existe un troisième feuillet embryonnaire inséré entre l’endoderme et l’ectoderme et qui porte le nom de mésoderme (meso- signifiant au milieu). Trois feuillets embryonnaires en tout depuis l'extérieur vers le centre de l’embryon: Ecto- Meso- et Endoderme.
Et comme je vous le disais, à chaque feuillet son attribution de rôles sociaux. Les dérivés de l’ectoderme donneront ainsi des neurones et des cellules de la peau, les cellules de l’endoderme participent à la formation du système digestif et des poumons alors que le mésoderme est destiné à produire des muscles, des os et des vaisseaux sanguins. L’embryogenèse est un système oppressif où les cellules sont rapidement attribuées à des castes imperméables. Inutile d’attendre qu’une cellule populaire de l’endoderme, qui contribue à former les cellules qui tapissent votre anus, puisse un jour s’émanciper pour produire une cellule aussi distinguée qu’un neurone.
En parlant de neurone, il est temps d’évoquer la manière dont se met en place le système répressif et de surveillance généralisée des organismes : le Big Brother des organes, j’ai nommé le Système Nerveux Central. Chez les vertébrés il s’agit donc du cerveau et de son prolongement, la moelle épinière et contrairement à la majorité des autres animaux qui possèdent, souvent en position ventrale, un Système Nerveux Central en forme d’échelle ou de corde à nœuds, les vertébrés se caractérisent par un Système Nerveux Central situé dans le dos et en forme de tube : le tube neural. La moelle épinière est un tube terminé par une sorte de boursouflure dans la partie antérieure de l’animal : l’encéphale. Et dans la lumière de ce tube se trouve un liquide qui porte le nom de liquide céphalorachidien.
En réalisant la topologie de cet organe, vous vous imaginez peut-être qu’il se forme à la manière d’un ballon fuselé de clown : en soufflant le ballon s’allonge et en pinçant l'extrémité, celle-ci enfle en forme de grosse boule.
Mais non, pas de ballon gonflable au cours de notre embryogenèse, notamment parce que, comme je vous le rappelle, l’embryon est initialement composé de feuillets dont le plus externe, l’ectoderme, participe à la formation du Système Nerveux Central. Une grande partie de ce tissu de cellules est plutôt destinée à rester autour de l’embryon, pour l’envelopper complètement et constituer progressivement ce qui donnera la frontière de l’animal opposée au monde extérieur : la peau.
Mais avant que l’embryon ne soit complètement recouvert de peau, dans sa partie dorsale et vers l’avant de l’animal, le feuillet de l’ectoderme s’épaissit, constituant progressivement ce qu’on appelle la plaque neurale. OK, on a donc un feuillet un peu plus épais dans le dos et à l’avant de l’embryon, mais ça ne nous dit pas comment le tube neural se forme. Et bien au cours de l’embryogenèse des vertébrés, il y a deux manières de former un tube neural et ces deux modalités contribuent à la formation du futur Système Nerveux Central dans un processus développemental qu’on appelle la neurulation. La première manière implique notre plaque neurale et peut être modélisée chez vous avec une simple feuille de papier. Pour former un tube à partir d’une feuille A4, vous prenez les bords longs de la feuille, vous les ramenez chacun vers l’autre ce qui permet d’enrouler la feuille qui prend l’apparence d’une gouttière, puis avec un ptit coup de scotch, hop, vous voilà heureux propriétaire d’un tube de papier qui vous a instruit grosso modo de la manière dont se forme la partie la plus antérieure de votre tube neural.
Chez la plupart des vertébrés et plus particulièrement chez les amniotes (mammifères et reptiles), la partie arrière du tube neural se forme différemment, sans passer par la case plaque neurale et directement avec une condensation de cellules en forme de tube plein qui se creuse de l’intérieur.
Quelle que soit la manière dont se forme le tube, celui-ci sera raboutée au final pour donner une structure continue qui gouvernera vos faits et gestes jusqu’à la fin de vos jours.
Mais à un moment clé de la neurulation, alors que les deux extrémités de la plaque neurale se rejoignent pour former un tube, prenant l’apparence de deux crêtes de vague allant se fracasser l’une contre l’autre, des cellules locales se rebiffent : nos fameuses cellules punks, les cellules de la crête neurale. Rappelez-vous que pour former un feuillet, les cellules sont docilement attachées les unes aux autres constituant ce qu’on appelle classiquement un épithélium. Mais soudain parmi le cortège de cellules obéissantes et soumises au niveau des crêtes de la plaque neurale, s’agitent enfin des éléments insubordonnés. Brisant le joug qui les menace et les liens qui les enchaînent à leurs consœurs, ces cellules se libèrent, deviennent autonomes, libres, et commencent à fuir.
Imaginez un peu le chaos engendré par le début d’une telle migration. Cette population de cellules sans foi ni loi se fraient brutalement leur chemin en repoussant tout sur leur passage, à la manière des danseurs de pogo dans les moshpits.
Mais à l’instar du mouvement punk, cette manœuvre n’est pas destinée à semer la zizanie par simple plaisir mais plutôt pour permettre aux cellules de la crête neurale de briguer une caractéristique inédite parmi les cellules embryonnaires : celui de briser le diktat de leur destin ectodermique. Ces cellules vont migrer où elles le souhaitent et ne pas se contenter d’un destin limité à celui de neurones, car les dérivés des cellules de la crête neurale peuvent aussi donner du muscle, de la peau, de la dent, de l’os, du cartilage, des glandes et même des cellules pigmentaires.
Et à la manière du mouvement punk qui, sorti du Royaume-Uni, a été un phénomène global, vous allez retrouver des dérivés des cellules des crêtes neurales partout dans votre corps, dans votre peau, dans votre face, dans le système nerveux périphérique, dans vos tissus conjonctifs et dans de nombreuses glandes.
Il est important de souligner que les cellules des crêtes neurales n’existent que chez les vertébrés c’est à dire les animaux possédant une structure dorsale constituée de vertébrés et comprenant les gnathostomes (des vertébrés dont la bouche possède une mâchoire à deux mandibules) et les cyclostomes (les lamproies et les myxines qui ont une mâchoire en forme de disque). On pense qu’elles sont apparues progressivement dans l’évolution de notre lignée puisque nos plus proches parents parmi les animaux sans vertèbres (les tuniciers qui ressemblent à pas grand chose) semblent former des proto-cellules migrantes similaires aux cellules des crêtes neurales.
Ce qu’il faut savoir c’est que ces cellules de crêtes viennent nécessairement d’animaux possédant un tube neural qu’on ne retrouve que chez le groupe d’animaux qu’on appelle les chordés. Il n’y a pas de tube neural, de neurulation et donc de formation de crêtes chez d’autres animaux chez qui la formation du système nerveux central a une toute autre modalité.
Mais comment est-on arrivé à traquer le destin de ces cellules nomades? L’enquête pour les débusquer fut plus compliquée que celle que devait mener les flics pour poursuivre les punks de taudis en clubs undergrounds éphémères. Et il a fallu investiguer les cellules de crêtes neurales chez des animaux parfaitement emblématiques du mouvement punk car arborant de splendides crêtes : j’ai nommé les poulets.
Le premier à avoir observé des cellules de crêtes neurales, fut le médecin suisse anatomiste et embryologiste Wilhelm His, en 1868, à l’aide d’examens directs ou en dissection d’embryons de poulets. Problème, dès que les cellules des crêtes neurales commencent à migrer, elles deviennent impossibles à traquer avec des méthodes classiques d’observation, et il faudra attendre près d’un siècle, à la fin des années 60, pour que les expériences de l’ingénieuse Nicole Le Douarin illuminent le destin de ces élusives cellules vagabondes. Il faut savoir qu’à l’époque, l’embryologie expérimentale s’appliquait surtout à manipuler les embryons pour comprendre comment ils fonctionnent, notamment à l’aide de protocoles de greffes, comme par exemple celles entre des embryons de salamandres réalisés en 1924 par Mangold & Spemann et qui résultent en des chimères de salamandres siamoises.
Les greffes embryonnaires sont en effet moins problématiques que des greffes chez des adultes car le système immunitaire n’est pas encore développé ce qui évite des rejets.
Pour pister les cellules des crêtes neurales, dès les années 40, des embryologistes comme Mary Rawles réalisaient des greffes de portions de crêtes neurales entre poulets au plumage de couleurs différentes. C’est de cette manière qu’il a été démontré que les cellules pigmentaires de la peau et des plumes provenaient des crêtes neurales. Mais c’était bien loin de couvrir l’ensemble des destins cellulaires brigués par nos cellules punks. Il s’avère que dans le laboratoire de Nicole Le Douarin, leur fournisseur d’œufs de poulet pour les expériences en embryologie voulait aussi les approvisionner en œufs de cailles qu’il avait en surplus. Sachant qu’au début du développement, les embryons de poulet et de caille ont grosso-modo la même taille, Nicole Le Douarin a tenté des greffes inter-espèces… avec succès!
Mais à ces prouesses chirurgicales, Nicole Le Douarin ajouta un sens de l’observation aigu et elle remarqua dans ses coupes histologiques qu’il était très facile de distinguer des cellules provenant des cailles des cellules issues d’un poulet (pour la faire courte, leurs noyaux n’ont pas la même apparence au microscope).
Grâce à cette astuce, elle pouvait maintenant obtenir des poussins chimériques caille-poulet et concevoir des expériences de lignage cellulaire lui permettant laborieusement de traquer les cellules des crêtes neurales au cours de l’embryogenèse pour déterminer leur contribution dans la formation d’organes chez un individu adulte.
Présentons-donc plus en détail l’incroyable diversité des dérivés des cellules des crêtes neurales. Les dérivés les moins surprenants sont des neurones. Un peu comme les phases adolescentes punks de certains jeunes qui choisissent une vie rangée après avoir goûté un train de vie tumultueux, beaucoup de cellules des crêtes neurales qui pour rappel proviennent d’une partie de la plaque neurale, embrassent leur destin naturel et donnent de simples cellules neurales après avoir vagabondé dans le corps de l’embryon. Comme elles se sont éloignées du tube neural, le système nerveux central, elles constituent donc des cellules nerveuses périphériques : ce sont ces dérivés qui forment ce qu’on appelle le système nerveux périphérique. Oui parce que c’est bien d’avoir un tube boursouflé dans le dos qui envoie des ordres à droite à gauche mais il faut aussi des cellules nerveuses qui relaient les informations sensorielles (informations du monde extérieur ou de l’intérieur) et qui transmettent les ordres aux muscles, glandes et autres organes. C’est ça le Système Nerveux Périphérique.
On pourrait grincer des dents et trouver que c’est un comble que les descendantes de cellules rebelles se retrouvent à passer les ordres du cerveau big-brother, mais vous allez voir qu’il leur reste quelques reliquats d’insubordination.
En effet, le système nerveux périphérique est divisé en plusieurs parties avec le système nerveux somatique qui s’occupe des perceptions et des commandes du corps (soma signifiant corps en grec) grâce à des neurones moteurs et des neurones sensoriels, et il y a le système nerveux autonome, qui annonce bien les revendications contestataires de la plupart des neurones issus des crêtes neurales.
Parce qu’au final il n’y a pas plus punk que le système nerveux autonome, aussi connu sous le nom de système nerveux viscéral. Tout influx nerveux qui vous prend littéralement aux tripes, qui fait battre la chamade à votre cœur, qui vous fait suer comme jamais, qui vous fait éprouver les sensations les plus primaires comme la faim, la soif, la rage : tout cela, vous le devez à ce système nerveux autonome. Le système nerveux périphérique viscéral peut être subdivisé encore en système nerveux sympathique, parasympathique et même si c’est parfois contesté, on y inclut aussi le système nerveux entérique, c’est à dire le “second cerveau” qui tapisse les tissus de vos intestins. La dénomination Sympathique et Parasympathique provient d’un sens aujourd’hui peu connu du terme sympathique et qui qualifie une action indirecte, inconsciente. Ce sont souvent des systèmes contrôlant des actions dont votre SNC est à peine conscient et les deux systèmes sympathiques et parasympathiques fonctionnent de manière grosso-modo opposée : dilatation des pupilles, bronchioles ou de la vessie pour le sympathique et contraction de ces structures pour le parasympathique. Augmentation de la vitesse cardiaque et arrêt de la salivation : sympa. Diminution de la fréquence cardiaque et salivation : parasympa. Et parmi les sensations primaires il y a bien entendu le sexe et justement le système nerveux parasympathique contrôle l'érection du pénis ou du clitoris (comme nous l’apprenait Stéphanie Kappler dans l’épisode 395 de Podcast Science) et le système nerveux sympathique contrôle l’éjaculation et les contractions vaginales. Sympa donc, si j’ose dire. Il est aussi important d'ajouter que le système nerveux sympathique contrôle également les glandes surrénales et donc une réaction comportementale de combat-fuite (en anglais fight-or-flight response) dont nous parlerons plus amplement bientôt.
Car on a à peine abordé la fantastique diversité des dérivés des crêtes neurales qui vont contribuer, accrochez-vous, à la formation des méninges du cerveau, des cellules gliales (c’est à dire la glue du système nerveux qui permet notamment aux influx nerveux de parcourir les nerfs à toute berzingue), des glandes hormonales (comme la carotide, la thyroïde et les surrénales), des cellules du tissu adipeux (qu’on appelle adipocytes et qui forme votre gras du cul), les cellules pigmentaires de votre peau (les fameux mélanocytes), des structures musculaires dans votre cœur, des tendons, des cellules conjonctives, presque toutes les structures de votre visage dont les précurseurs de vos dents, des cellules osseuses et cartilagineuses.
Attardons-nous un instant sur les glandes surrénales, ces structures glandulaires qui surplombent vos reins (d’où leur nom littéral de surrénal : sur les reins). Ces glandes dites endocrines (car sécrétant des hormones circulant dans le système vasculaire sanguin) sont connues pour leur rôle dans la gestion du stress, notamment par la production de deux hormones au rôle complémentaire : l’adrénaline et la noradrénaline (on retrouve ad - rénal, hormones sécrétées par les glandes au-dessus des reins). Elles sont aussi connues sous le nom d’épinephrines et norépinéphrines pour leur donner un nom grec plutôt que latin (epi- au dessus et nephron les reins). L’action de l’adrénaline, vous en êtes sûrement familier, mais maintenant que vous connaissez les dérivés des crêtes neurales et notamment ceux qu’on retrouve dans le système nerveux périphérique, voyons-voir si cela vous permet de les considérer sous un nouveau jour :
- Accélération du rythme cardiaque et de la respiration.
- Pâleur ou rougissement, ou les deux cas alternés (dû à la dilatation et constriction des vaisseaux sanguins)
- Inhibition de l'estomac et du petit intestin à un point où la digestion ralentit ou s'arrête.
- Effet général sur les sphincters du corps.
- Libération des nutriments (particulièrement gras et glucose) pour action musculaire.
- Inhibition de la glande lacrymale (responsable de la production des larmes) et de la salivation.
- Dilatation de la pupille
- Pilo-érection.
- Perte d'audition.
- vision tunnelisée (perte de vision périphérique).
- Accélération instantanée des réflexes.
- Tremblements
Si ça c’est pas une liste de comportements viscéraux et punks, je ne sais pas ce qu’il vous faut! Mais c’est surtout un témoignage de leur origine embryonnaire, soulignant l’importance des cellules des crêtes neurales qui va jusqu’au contrôle de nos comportements bestiaux.
Parmi les structures dérivées des cellules des crêtes neurales que je viens d’énumérer, il y a des destins cellulaires qui pour les embryologistes classiques semblaient tout bonnement impossibles. En effet, pendant longtemps, les biologistes du développement considéraient que les destins cellulaires des fameux 3 feuillets embryonnaires (endo, meso et ectoderme) étaient totalement hermétiques. Les dérivés de l’endoderme constituent le système digestif et respiratoire : point-barre. Alors quand certains biologistes, qui plus est une femme comme Julia Platt, suggéra en 1896 après des observations chez les embryons de requins et de poissons que des dérivés de l’ectoderme donnaient des cellules cartilagineuses (destin typiquement mésodermique), on lui rit au nez. Sa suggestion de destin dit meso-ectodermique : mesectodermique, est restée dans les placards jusqu’au travail de Nicole Le Douarin dans les années 60. Cette découverte chamboule tellement l’ordre établi en embryologie que certains scientifiques veulent créer une nouvelle catégorie pour qualifier les cellules de la crête neurale, à considérer comme un quatrième “feuillet” embryonnaire de cellules migrantes.
De la même manière que le mouvement punk a progressivement disparu, les cellules de la crête neurale constituent une population transitoire de cellules embryonnaires. Il n’y a pas de cellules migrantes des crêtes neurales chez un vertébré adulte : uniquement des cellules dérivées, c’est à dire des descendantes de ces cellules et qui ne migrent plus. Pour compléter cette distinction, il faut réaliser qu’initialement, les cellules de la crête neurales se comportent comme des cellules souches (comme nous en parlait Marie-Charlotte Morin dans l’épisode 291 de Podcast Science) c’est à dire des cellules capables de se diviser pour donner des cellules filles identiques mais aussi parfois de se diviser pour donner des cellules au destin limité par rapport à la cellule souche, ce qu’on appelle des cellules précurseurs. Pendant longtemps on pensait que la capacité à maintenir un comportement de cellules souches chez les cellules de la crête neurale était très rapidement perdue après le départ de leur migration hors du tube neural. Mais vous avez l’habitude avec les cellules punks : ni foi, ni loi, ni dieu, ni maître. Ainsi il y a certaines cellules descendantes des crêtes neurales qui peuvent récupérer un certain comportement de cellules souches, comme par exemple des mélanocytes (les cellules des pigments de votre peau) qui vont dans certaines conditions, subir une dédifférenciation. Certains chercheurs pensent même que des cellules souches se cachent chez les fœtus et les adultes dans les organes qui constituent les destinations finales des cellules punks, comme par exemple dans la pulpe de nos dents.
C’est notamment corroboré par la relative facilité avec laquelle on peut, en laboratoire et dans des boîtes de Pétri, obtenir des cellules souches de crêtes neurales à partir de cellules embryonnaires voire de cellules complètement différenciées.
Mais l’histoire n’est pas nécessairement tendre avec les mouvements révolutionnaires et il existe potentiellement un affront cruel pour la postérité des cellules punks. En effet, les mouvements punks ont été dévoyés et instrumentalisés à plusieurs reprises comme par exemple par le monde de la mode ultra consumériste. Imaginez aussi l’indignation qu’a éprouvé Joe Strummer en découvrant que le morceau des Clash, Rock the Casbah était exploité durant les manœuvres militaires américaines pendant les guerres en Irak et que le titre de la chanson était taggé sur des bombes qui allait parfois frapper des cibles civiles.
Et bien il s’avère que les cellules des crêtes neurales aient pu être essentielles pour la soumission d’espèces animales au joug des humains. Figurez-vous un peu la désillusion des cellules des crêtes neurales si elles apprenaient qu’à leur insu, elles ont participé à la domestication des loups en chiens, des buffles en vaches et des chats… ben en chats, là ça marche pas terrible…
En effet, plusieurs auteurs, dont le biologiste Tecumseh Fitch, ont proposé une hypothèse intrigante associant les crêtes neurales à la domestication d'espèces animales vertébrés et qui remonte aux observations faites par Charles Darwin dans son (autre) grand livre : De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication.
Dans cet opus, Darwin est intrigué par une panoplie de caractéristiques morphologiques et comportementales qui accompagnent le phénomène de la domestication et qui ne semblent jamais ou très rarement être sélectionnés chez des espèces non domestiquées, notamment la dépigmentation (décrivant le phénomène de Piébaldisme ou albinisme partiel à l'origine de plus ou moins grandes tâches noires, brunes ou blanches),
des oreilles courtes et tombantes,
un museau affiné ou raccourci,
des dents moins saillantes, un cerveau réduit (dans une certaine mesure et pas si systématiquement),
une queue courbée, des cycles reproducteurs plus rapides, des comportements juvéniles prolongés et surtout (l'horreur punk...) de la docilité.
Une série de caractères qui a été regroupée sous l'appellation clinique de Syndrome de la Domestication. Il est cependant à noter que ce syndrome n'est pas aussi frappant chez toutes les espèces domestiquées.
Ce qui par la suite a frappé les biologistes considérant ce syndrome, c'est que les caractères regroupés dans le syndrome de la domestication partageaient également un lien assez fort avec le destin des cellules des crêtes neurales.
Et c'est pourquoi certains auteurs ont établi un scénario permettant d'expliquer l'existence de ce syndrome à l'aide de nos connaissances sur la formation et le fonctionnement des cellules des crêtes neurales. Selon eux, le fait que les cellules des crêtes neurales contrôlent autant de caractéristiques morphologiques, physiologiques et comportementales a facilité la sélection inattendue de traits typiques d'espèces domestiquées. Pendant le processus de la domestication, le seul caractère ayant initialement de l'importance est la docilité, notamment contrôlé par la quantité d'hormones produites par les glandes surrénales. Sélectionner des individus plus dociles (dont les cellules de crêtes neurales diminueraient le fonctionnement classique des glandes surrénales) aurait alors comme conséquence de privilégier d'autres "anomalies" de crêtes neurales (ces anomalies portant le nom pompeux de neurocristopathies).
Si ce scénario a le vent en poupe depuis une décennie, c'est qu'il est soutenu par une expérience culte de la domestication expérimentale animale : celle des renards de la ferme soviétique de Dimitry K. Belyaev (dont Vran nous avait déjà parlé ici, et dont je reparlais également à l'occasion de mes considérations saugrenues sur les chats).
En 40 ans, ce biologiste aux idée opposées au régime soviétiques (et invité à poursuivre ses recherches... en Sibérie) a entrepris de domestiquer une population de renards sauvages en moins de 35 générations. Pendant ce processus, il n'a utilisé qu'un seul critère de sélection pour choisir les individus qu'il laissait se reproduire ensemble : l'absence d'agressivité. Il a ainsi non seulement obtenu une population moins agressive mais également présentant de nombreuses caractéristiques typiques du syndrome de domestication :
Le scénario semble particulièrement intrigant, mais gardons en tête qu’il s’agit peut-être d’une fausse accusation des cellules des crêtes neurales puisque la notion de syndrome de domestication reste encore fortement débattue (notamment en discutant de l'origine des renards exploités par Belyaev qui pourraient provenir de populations déjà "prédomestiquées" dont certains individus se seraient échappées de fermes de fourrures canadiennes).
Mais même si ce phénomène existe vraiment, il y a sans doute un dernier revirement de situation qui pourrait redorer les picots de vestes en cuir des cellules punks : celui d’avoir participé à l’auto-domestication de l’espèce experte ès domestication, j’ai nommé Homo sapiens. Pour rappel, nous humains, partageons toutes les caractéristiques propices à la domestication et présentes chez nos minous, toutous et bêtes à cornes :
Or certains paléoanthropologues ont remarqué que des variations typiques du syndrome de la domestication semblent avoir été sélectionné durant l'évolution de la lignée humaine :
Aurait-ce été la conséquence d'une sélection par inadvertance de caractères associés à une diminution de l'agressivité, propice à former des groupes humains plus peuplés? Aurions-nous réussi à nous auto-asservir?
Bouleversement des notions embryologiques, catalyse de l’évolution et de la domestication, générateur de débats à n’en plus finir, quoi qu’il en soit, force est de constater qu’à l’instar du mouvement punk, les cellules des crêtes neurales sont capables d’un impact explosif et spectaculaire, dans la plus pure des anarchies!
Liens :
Dev Tutorial 15.1: Neural Crest Cell Development
Role of Neural Crest in Vertebrate Development and Evolution
Making Faces: Regulatory Evolution and Variation in the Human Neural Crest
Références :
Achilleos, A., & Trainor, P. A. (2012). Neural crest stem cells: discovery, properties and potential for therapy. Cell Res, 22(2), 288-304. doi: 10.1038/cr.2012.11
Dugatkin, L. A. (2018). The silver fox domestication experiment. Evolution: Education and Outreach, 11(1). doi: 10.1186/s12052-018-0090-x
Le Douarin, N., Dieterlen-Lièvre, F., & Teillet, M.-A. (1996). Chapter 2 Quail–Chick Transplantations. 51, 23-59. doi: 10.1016/s0091-679x(08)60621-4
Le Douarin, N. M. (2008). Developmental patterning deciphered in avian chimeras. Dev Growth Differ, 50 Suppl 1, S11-28. doi: 10.1111/j.1440-169X.2008.00989.x
Lord, K. A., Larson, G., Coppinger, R. P., & Karlsson, E. K. (2020). The History of Farm Foxes Undermines the Animal Domestication Syndrome. Trends Ecol Evol, 35(2), 125-136. doi: 10.1016/j.tree.2019.10.011
Prescott, S. L., Srinivasan, R., Marchetto, M. C., Grishina, I., Narvaiza, I., Selleri, L., . . . Wysocka, J. (2015). Enhancer divergence and cis-regulatory evolution in the human and chimp neural crest. Cell, 163(1), 68-83. doi: 10.1016/j.cell.2015.08.036
Sanchez-Villagra, M. R., Geiger, M., & Schneider, R. A. (2016). The taming of the neural crest: a developmental perspective on the origins of morphological covariation in domesticated mammals. R Soc Open Sci, 3(6), 160107. doi: 10.1098/rsos.160107
Theofanopoulou, C., Gastaldon, S., O'Rourke, T., Samuels, B. D., Martins, P. T., Delogu, F., . . . Boeckx, C. (2017). Self-domestication in Homo sapiens: Insights from comparative genomics. PLoS ONE, 12(10), e0185306. doi: 10.1371/journal.pone.0185306
Wilkins, A. S., Wrangham, R. W., & Fitch, W. T. (2014). The "domestication syndrome" in mammals: a unified explanation based on neural crest cell behavior and genetics. Genetics, 197(3), 795-808. doi: 10.1534/genetics.114.165423