L’été resplendissait. Jean Ristat et moi prîmes le train jusqu’à Valence où nous attendait une voiture de location. Nous passâmes une journée dans cette ville pour admirer, dans le musée des beaux-arts, la magnifique collection de sanguines d’Hubert Robert, un de mes peintres préférés. Le lendemain, la route nous mena par la plaine jusqu’à la montagne où s’étaient logées les maisons d’Antraigues qu’un dépliant touristique qualifie de « village de caractère perché sur son rocher de basalte ». Une fois la place principale traversée, avec son église, son café et son épicerie, un cul-de-sac nous amena devant des murs blancs et un grand portail qui, avec une profusion de végétation, cachaient la maison. J’étais tout à la fois ému, impatient, impressionné, heureux, fier, intimidé, joyeux, fébrile… Après un coup de klaxon (il n’y avait pas de sonnette), nous vîmes le beau et noble visage de Jean Ferrat qui vînt nous ouvrir en nous accueillant les bras grand ouverts. Nous nous embrassâmes.
J’arrête là de conjuguer les verbes au passé car je ne veux parler des gens que j’aime qu’au présent. L’accueil de Jean conjugue à la fois la simplicité et la chaleur humaine. Je suis bouleversé de sentir qu’il est content de nous recevoir. Je me revois lycéen écoutant Potemkine avec un ami qui diffusait cette chanson sur une radio associative, sans que nous prenions bien la mesure de la portée politique des paroles (je ne suis devenu communiste que bien plus tard). Le temps passe. Je sors à petits pas de l’adolescence et je me fais d’autres amis avec qui je passe de merveilleuses soirées : un peu d’alcool, des cigarettes, une guitare et Que serais-je sans toi ou Aimer à en perdre la raison. Nous chantions à tue-tête, avec joie.
Avant que Jean Ristat ne me fasse découvrir par son discours aimant la grandeur et la somptuosité de l’œuvre d’Aragon, j’avais en tête les chansons de Ferrat. Ce sont elles qui m’ont initié aux vers du plus grand poète français du siècle dernier. J’avais acheté l’album dans lequel la voix du chanteur, à la fois chaude et suave, enrobante et charmeuse, rendait un hommage vivant à des poèmes bouleversants.
Curieusement, je n’arrive pas à me souvenir de ma première rencontre avec Jean Ferrat. Les défaillances de la mémoire sont les croche-pieds du temps. Était-ce lors de ce déjeuner à la Fête de l’Humanité avec Colette Ferrat, Jean Ristat, Roland Leroy, Ernest Pignon-Ernest et d’autres personnes que je ne connaissais pas ? J’aurais tendance à penser que ce fut lors de l’enregistrement d’une émission télévisée que Michel Drucker lui avait consacré, mais je suis incapable de retrouver les dates. J’ai en revanche une image très nette d’un dîner chez Jean Ristat et moi où il était venu avec Colette, Isabelle Aubret et leur producteur Gérard Meys. J’avais magnifiquement raté un foie de veau à la vénitienne, pour ma plus grande honte, mais Jean s’était servi deux fois : quelle mansuétude ! La soirée fut joyeuse et tendre, une belle célébration de l’amitié.
Revenons à Antraigues. La maison nous tourne le dos et nous la longeons en empruntant un escalier qui aboutit à la terrasse, ombragée par un auvent, où se découvre la beauté du jardin et du paysage. Sans que je n’en aie jamais douté, il est ici plus qu’évident que la chanson sur la montagne n’était pas un exercice de style. Elle est là, la montagne, sous nos yeux, avec son ravin creusé par un torrent et ses châtaigniers qui allient « une noble simplicité et une grandeur tranquille », pour reprendre une expression de Winckelmann au sujet des marbres antiques.
Tout ici respire la sérénité de la nature, d’un univers qui n’est pas follement agité par les violences du siècle. Je ressens profondément la sagesse de celui qui, après avoir bataillé pour les hommes, sait se retirer du monde pour goûter la naissance du jour, l’éclosion d’une fleur, la musique du vent dans les branches, les jeux lumineux de la course du soleil ou la beauté du passage des saisons. « Je veux bien que les saisons m’usent, écrivait Rimbaud. À toi, Nature, je me rends. »
Nous nous asseyons autour d’une table. Comme des amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps, nous prenons des nouvelles les uns des autres. Toujours vivant, Aragon est avec nous. Jean Ferrat évoque la douleur et l’incompréhension des dernières années du poète qui l’avait alors tenu à distance. Il revient avec tristesse sur leur dernière rencontre, organisée par Jean Ristat, où Aragon n’avait pas prononcé un mot, se terrant dans un silence qui avait peiné le chanteur. Que dire ? Comment expliquer que Louis – comme disent les deux Jean avec qui je suis attablé – avait changé radicalement de vie et qu’il en avait assez de passer pour un parolier ?
Jean Ristat propose alors de commencer l’entretien. Ferrat n’en a cure et veut d’abord, plus que tout, nous montrer son jardin comme on est heureux de présenter un être aimé. Il existe de multiples formes de jardins : à la française, à l’anglaise, chinois, japonais, de curé, potagers, ouvriers… que sais-je encore ? Ici, nous sommes dans ce que je voudrais appeler un jardin de montagne. J’entends par là que tous les artifices nés de main humaine ne contraignent pas la nature et se fondent harmonieusement dans le spectacle bouleversant de la montagne.
Jean nous ouvre le chemin pour emprunter des sentiers escarpés mais où l’on marche avec aisance comme si nous étions des abeilles butinant de fleur en fleur dont les couleurs éclatent de lumière sous les frondaisons. Jean est fier de nous dire que c’est Colette qui aménage le décor et crée des mosaïques de galets pris dans le torrent et s’harmonisent avec le feu d’artifice des rhododendrons qu’elle a plantés.
Nous nous retrouvons de nouveau sur la terrasse. Jean va chercher une bonne bouteille de vin blanc bien frais. J’oublie que je suis là pour réaliser un entretien à paraître dans Les Lettres françaises récemment reparues comme supplément mensuel de L’Humanité. Je sors le petit appareil enregistreur et j’écoute le jeu des questions et des réponses. Jean parle de sa voix chaude avec fluidité. On sent qu’il est rôdé à l’usage des mots et qu’ils lui viennent aisément. J’écoute et je me tais. Ma timidité m’empêche d’interroger à mon tour. Je demande tout de même si je peux poser des questions et elles sont accueillies avec une grande bienveillance.
L’entretien est fini et le soir arrive. Colette nous rejoint. Jean nous invite dans une auberge du village où nous attendent Isabelle Aubret et Gérard Meys. Nous quittons la maison en passant par le bureau de Jean. La pièce est boisée, avec un grand piano et une guitare, de grandes bibliothèques où figurent, bien sûr, les œuvres d’Aragon mais aussi de nombreux autres poètes. Je remarque un livre sur les Rolling Stones et, bêtement étonné, j’en parle à Jean qui me dit aimer ce groupe.
Après quelques pas dans le village, nous sommes installés autour d’une grande table ronde. La salle est un parangon de salle de restaurant de montagne, avec des poutres anciennes, des murs de pierres, une grande cheminée, des cuivres et, je crois, des trophées de chasse. Jean demande au restaurateur ce qu’il a préparé pour nous : de la charcuterie maison et des truites pêchées le jour même dans un torrent.
La conversation s’engage rapidement dans le domaine de la politique. Jean est consterné par la dérive social-démocrate, réformiste du PCF. Il a l’impression aussi, avec Isabelle, d’être un peu abandonné par le parti. Je pense au Bilan où il dénonce les crimes mais où il parle de l’idéal « qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui ». J’admire cet homme qui n’a pas trahi ses convictions, comme le montre Camarade dans laquelle il a su se montrer critique tout en réaffirmant son adhésion au communisme. « C’est un joli nom Camarade ». Ce soir, nous sommes six camarades et six amis.
Jean Ferrat est mort voici dix ans. Dix ans ! Je l’ai appris en écoutant la radio. Ma France est diffusée et je pleure. Je suis seul chez moi. Jean Ristat participe au conseil d’administration de la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet. Je ne peux pas lui téléphoner. Ses chansons sont diffusées, et je les écoute avec des larmes qui coulent sur ma joue.
Mais je ne veux pas terminer sur ces larmes. Je ne serais jamais assez reconnaissant à Jean Ferrat de ne pas m’avoir considéré uniquement comme le compagnon de Jean Ristat mais comme un individu à part entière auquel il a manifesté de l’amitié.
Un an après qu’il nous ait reçus chez lui, nous nous sommes retrouvés pour un hommage à Aragon organisé au TNP de Villeurbanne. Le lendemain de la manifestation, au moment de quitter l’hôtel, le réceptionniste me donne deux boîtes d’un kilo de crème de marrons que Jean avait laissé pour moi. Il s’était souvenu que je lui avais dit en raffoler. Jean était attentionné. Jean était généreux comme chanteur, généreux comme militant, généreux comme homme. Son cœur était une montagne.
Franck Delorieux
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