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Pratiques coloniales et banditisme légal en Haïti (Haïtian Lives matter), par Laënnec Hurbon

Publié le 04 juillet 2020 par Slal


Port-au-Prince, Juillet 2020

Pratiques coloniales et banditisme légal en Haïti
(Haïtian Lives matter)

par Laënnec Hurbon

Les pratiques coloniales sont un véritable « habitus » (au sens de la sociologie de Bourdieu) de « la communauté internationale » en Haïti depuis au moins l'année de l'occupation américaine en 1915. Comme si donc la souveraineté acquise sur la base des sacrifices héroïques de la guerre de l'indépendance (1791-1804) s'était effritée peu à peu au point d'être réduite aujourd'hui à une peau de chagrin. La précarité de cette souveraineté a été expérimentée fort tôt avec la reprise du modèle colonial alors même que la révolution haïtienne se fondait sur une perspective antiraciste et anticoloniale. D'un autre côté, depuis 1825, le pays travaillait pendant plus d'un siècle pour payer la scandaleuse indemnité due aux anciens propriétaires d'esclaves. Si on ne remonte pas à cet arrière-fond d'histoire, il me paraît impossible, sinon difficile, de comprendre l'actualité politique d'Haïti et les inégalités sociales criantes qui suscitent l'étonnement de tout observateur étranger.

Après la longue dictature de trente ans des Duvalier, on a cru en la possibilité d'une « universalisation de la démocratie ! » grâce au slogan lancé sous l'inspiration de la théologie de la libération : « tout moun se moun-tout être humain est un être humain ». Ce fut tout simplement un pur mirage. De 1986 à nos jours, on aura du mal à compter les diverses tentatives d'intrusion dans la politique interne du pays ou plus clairement de contrôle de cette politique à travers l'armée, ou par le biais d'un secteur privé accoutumé à vivre aux crochets de l'État. L'armée est détruite en 1994 (avec le retour d'exil du président Aristide), mais elle est remplacée par la Minustah (Mission internationale des Nations unies pour la stabilisation en Haïti). C'est justement depuis cette mission qu'on assiste à une pratique de type ouvertement colonial qui consiste à intervenir dans les élections présidentielles sans avoir à se justifier. Nous nous proposons ici, d'un côté de rappeler comment cette intrusion dans les élections s'est réalisée en 2010 avec succès, de l‘autre de nous demander pourquoi la communauté internationale a porté son choix sur un individu qui se présente lui-même sous le label d'un « bandit légal ».

L'intrusion dans les élections présidentielles

Nous sommes en décembre 2010, le pays est encore groggy, à peine sorti de la catastrophe du 12 janvier 2010 : le palais national, tous les ministères sont tombés sous la puissance du séisme d'échelle 7,2 ; plus de 200.000 morts et plusieurs camps établis dans la capitale…. Mais la Minustah souhaite réaliser des élections au plus vite. À la barre, Edmond Mulet, représentant du secrétaire général de l'ONU auprès de la Minustah présente en Haïti depuis 2004 et la chute du président Aristide. À côté de lui, Bill Clinton est le coordonnateur de la CIRH (commission intérimaire pour la reconstruction d'Haïti), assisté du premier ministre haïtien Jean-Max Bellerive pour la reconstruction d'Haïti après le tremblement de terre du 12 janvier 2010).

Il se trouve que le 12 juillet 2010 le président Préval (considéré comme un allié par le gouvernement américain) commet « la trahison » de produire un arrêté sur la reconstruction de la capitale sans même mentionner la CIRH (Commission intérimaire pour la reconstruction d'Haïti). Il était déjà fort suspect d'avoir pris ses distances avec le pouvoir américain et d'avoir passé des accords de coopération avec le Venezuela de Chavez et avec Cuba. C'était l'occasion pour le gouvernement américain de reprendre en main ce qui représentait un désordre et une dérive, c'est-à-dire la sortie sans permission du contrôle américain sur les affaires d'Haïti.

Le scrutin de 2010 donne en tête quatre candidats : Mirlande Manigat, Jude Célestin (dauphin du président Préval), Michel Martelly et Jean-Henry Céant. Un hold up électoral va alors se produire et mettre en relief la nette volonté américaine d'intervenir comme un grand électeur dans le système électoral haïtien. Trois ouvrages extrêmement documentés (Ricardo Seitenfus. L'échec de l'aide internationale à Haïti. Dilemmes et égarements, ed.de l'Université d'État d'Haïti, 2015 ; Ginette Cherubin. Le ventre pourri de la bête, Ed. de l'Université d'État d'Haïti, 2014 ; Sauveur Pierre Etienne. Haïti : La drôle de guerre électorale 1987-2017, Paris, l'Harmattan, 2019) présentent les témoignages irrécusables de l'intervention américaine pour le choix du bon candidat autorisé à accéder à la fonction présidentielle. Dans l'impossibilité de revenir sur les péripéties de cette intervention spectaculaire dans les affaires internes du pays, nous soulignons seulement deux phases importantes significatives de cette intervention : d'abord la pression sur le CEP (Conseil électoral provisoire) qui représente les plus hautes autorités de l'État en matière électorale. Ensuite les pressions sur le Président Préval lui-même. Dans le premier cas, qu'il nous suffise de citer le témoignage de Ginette Cherubin, Conseillère électorale, qui a pris soin de raconter par le menu les affres des membres du conseil électoral face à la déclaration -pour eux- inimaginable, tellement elle était musclée et sans fard : 3 décembre 2010, Edmond Mulet, représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies s'adresse ainsi au directeur général du CEP, Mr Pierre-Louis Opont :
« Je ne vais pas parler en mon nom personnel. Mais au nom de la communauté internationale….. Comme vous le savez, nous sommes très préoccupés par les résultats des élections… Nous voulons dire que nous n'accepterons pas que Jude Célestin soit présent au deuxième tour du scrutin, voire qu'il soit gagnant au premier tour. »
Pierre-Louis Opont, directeur général du CEP est stupéfait ….. : - « Mais nous n'avons même pas fini de recevoir les procès-verbaux des différentes régions ! »… (Ginette Cherubin, p. 259-260).

Deuxième forme de pression, assortie du débarquement impromptu en Haïti de Hilary Clinton, secrétaire d'État aux affaires étrangères des États-Unis d'Amérique le 30 janvier 2011, en vue de donner son aval au Core group, à l'OEA et à la communauté internationale pour retirer Jude Célestin du 2e tour et le remplacer par Martelly qui était pourtant en 3e position d'après le CEP. Après avoir reçu de Mr Edmond Mulet la menace d'une destitution immédiate, donc d'un coup d'État, le président Préval apprendra que le gouvernement américain se déclare prêt à supprimer les visas américains des personnalités politiques de son parti et de son gouvernement, au cas où il n'accepterait pas les décisions de la « communauté internationale ».

Le choix d'un « bandit légal » pour Haïti

Qu'est-ce qui explique donc pour la fonction présidentielle en Haïti ce choix par les États-Unis de Michel Martelly, un chanteur qui aime se nommer lui-même : « bandit légal » ?

« Bandit légal » sonne comme un oxymore, il se dit de quelqu'un qui ne reconnaît aucune retenue, aucune limite dans son action, et donc qui fonctionne en l'absence de toute règle, de toute loi et qui finit par s'identifier à la loi elle-même. Est-il un bouffon ? Un histrion ? Dans tous les cas, il se donne le droit de tourner toute chose en dérision. Ce qui est somme toute possible l'espace d'une soirée de spectacle ou de quelques heures de carnaval. Mais dès qu'on passe du carnaval au politique, on découvre que la politique se fait elle-même carnaval. D'abord, Michel Martelly, qui se reconnaît dans la mouvance du duvaliérisme (doctrine de la dictature rétrograde de trente ans des Duvalier), crée un parti qu'il appelle « Têt kalé » ou « crâne rasé », comme il se plaît à se présenter lui-même. Comme s'il exprimait la volonté de passer en dérision le recours à des partis politiques. Son mentor, la diplomatie américaine, ne semblait guère s'en offusquer. On se souvient qu'elle avait choisi naguère comme président d'Haïti le fils du dictateur, alors âgé de 19 ans. On imagine aisément que ce ne serait jamais que sous la contrainte que le gouvernement nord-américain pourrait accepter de vraies élections en Haïti. La pratique coloniale est plutôt généralement à l'œuvre dans l'absence de tout scrupule.

Si l'on interroge à fond les années du mandat de Martelly, on découvre qu'elles se signalent essentiellement par la fameuse dilapidation du Fonds petrocaribe obtenu auprès du Venezuela de Chavez. On pourrait dire que cet exemple flagrant de la corruption hante et occupe la mémoire du peuple haïtien, mais on oublierait en même temps l'apport de ces cinq années de mandat : les carnavals se sont imposés comme l'authentique réalisation de son gouvernement. Deux carnavals par an dans la capitale et dans les provinces. Entre temps, l'État est devenu un haut lieu de business (le mot d'ordre du gouvernement : Haïti : open for business : d'où le dépeçage du territoire national en zones offertes à des centres financiers internationaux). Jovenel Moise, le dauphin de Martelly, hérite de ce type d'État, s'y installe et en fait un bien privé (à partager avec Martelly et son parti) qu'il protège grâce à la multiplication de gangs armés, et au soutien bruyant de la diplomatie américaine et du BINUH (le bureau intégré des nations Unies en Haïti).

Loin de nous l'idée d'accuser de mauvaise foi la communauté internationale et de nous engager dans l'argument paresseux qui consiste à la diaboliser ! Comme si les Haïtiens eux-mêmes constituaient une entité compacte, indivise, une communauté ayant toujours les mêmes bons comportements en politique. On observe seulement que la communauté internationale favorise l'entrée d'un clan de prédateurs haïtiens dans les arcanes de l'État ( voir l'ouvrage de l'économiste Fritz Alphonse Jean, ancien gouverneur de la banque centrale : Haïti, L'économie de la violence, 2019), comme si l'habitus colonial est si fort, si irrésistible qu'elle ne peut ressentir le besoin d'interroger sa position. Mais pour les Haïtiens, cet habitus n'est intériorisé que par les prédateurs eux-mêmes. Pourquoi est-ce ce clan précis qui fournit les alliés principaux de la communauté internationale ? Justement nous assistons encore aux mêmes schèmes d'action dans la rhétorique du BINUH (Bureau intégré des Nations Unies en Haïti) mis en place après le départ de la Minustah.

Dans son rapport (le 19 juin 2020) auprès de l'ONU, la représentante du Secrétaire du BINUH décrivant la situation politique en Haïti, souligne fort bien les problèmes graves que connaît le pays : insécurité, impunité, pauvreté, dysfonctionnements de l'État, inégalités grandissantes… Mais sans une seule fois pointer la responsabilité du Président qui dirige seul le pays, elle ne voit pas que l'aide internationale reçue à cause de la pandémie est utilisée par l'exécutif hors de tout contrôle de la Cour supérieure des comptes, elle ne voit pas non plus que la multiplication des gangs armés est à la base de l'impunité et qu'elle provoque des kidnappings, des assassinats en série de personnalités connues comme de simple citoyens pauvres dans les bidonvilles. Est-ce que ce sont là des « gains acquis en matière de développement et de sécurité au cours des quinze dernières années ? » Or un rapport récent daté du 23 juin 2020 de l'association des droits humains (RNDDH) documente 34 tués dans les quartiers populaires, dont des femmes et des enfants, entre le 23 et le 27 mai 2020. On assiste de surcroît à l'appauvrissement des plus pauvres : la monnaie locale -la gourde- se déprécie chaque jour davantage, passant de 40 gourdes pour 1$ en 2010 à 115 gourdes pour 1 dollar$ aujourd'hui en 2020, et à l'accession au pouvoir de Jovenel Moise (2016), elle était encore à 65 gourdes pour 1$.

On a l'impression que le pays ne fait que subir des malheurs : malheurs de la pandémie (1 médecin par 10.000 habitants et plus de 30% des habitants qui ne fréquentent pas de centres de santé, puis un désintérêt de l'État pour la prévention alors que le virus est attendu depuis mars), dilapidation avérée des biens publics depuis la présidence de Martelly ( 2011-2015), l'existence des gangs du nord au sud du pays, des armes et des munitions qui semblent tomber du ciel comme la pluie et le beau temps, appel à des mercenaires (arrêtés par hasard dans une voiture bourrée d'armes de guerre, et détenus le 17 février 2019, ils sont libérés par le palais national et remis à l'ambassade américaine sans aucune forme de procès, voir l'article du Miami Herald, 29 février 2019). Le dernier rapport (23 juin 2020) de l'association des droits humains, la Fondation Jékléré, est titré : Terreur dans les quartiers populaires : « à la suite de la coalition de 9 gangs armés sous l'œil protecteur de la police (mais on en a dénombré pas moins de 150) pour dominer un axe important de plusieurs grands bidonvilles avec des ramifications dans le centre et dans le nord du pays : le président Jovenel Moise veut ainsi réduire les capacités de l'opposition à mobiliser ces zones, et ainsi assurer la continuité du pouvoir de son parti, le PHTK ( parti haïtien Tèt kalé).

Évanescence de l'État ? Ou sa transformation en un État de bandits, au point qu'aucun Haïtien ne se reconnaît vivre en sécurité ni chez lui, ni dans les rues, ni sur les routes. Rien de tout cela ne concerne le Président haïtien ? En tout cas, encore moins Madame Helen La Lime, la représentante du Secrétaire général de l'ONU. Une seule solution est prédite comme panacée par le BINUH : refaire la Constitution, aller aux élections et tout ira bien. La Constitution seule cause de tous les maux d'Haïti ? (voir la déclaration du BINUH : la réforme constitutionnelle, une opportunité pour relancer le pays, dans le quotidien Le Nouvelliste, 15 et 16 juin 2020). À aucun moment le BINUH ne semble admettre que l'ONU ne peut que difficilement s'octroyer un blanc-seing en Haïti après 11 ans de cette MINUSTAH qui s'est montrée incapable de ramener la stabilité et la sécurité, et qui a passé beaucoup de temps à nier sa responsabilité dans le choléra introduit dans le pays avec ses 10,000 morts. Le rapport du BINUH est une défense systématique d'un président haïtien décrié dans tous les secteurs où il intervient (sécurité, justice, Covid 19, sens du dialogue, développement, réformes, police, etc.). On peut finalement se demander si ce rapport ne fait pas qu'approfondir et aggraver la crise politique créée par la volonté de sauver à tout prix ce président sur la seule base qu'il est un allié du président américain, Donald Trump.

Laënnec Hurbon

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Laënnec Hurbon esrt sociologue, directeur de recherche au CNRS et professeur à L'université d'État d'Haïti. Dernier ouvrage : Esclavage, religion et politique en Haïti, Éditions de l'Université d'État d'Haïti, 2018 (en réédition aux Presses universitaires de Lyon).

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