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711_ la haine en offrande _04

Publié le 12 août 2020 par Ahmed Hanifi

LA HAINE EN OFFRANDE _04

Mais alors que le cher pays, l’Algérie, est abandonné par eux, la France n’offre ni fleurs ni royaume aux pieds-noirs et leurs alliés. Au mieux les Marseillais les accueillent-ils avec une indifférence portée par le même dédain qu’ils ont pour les ingrats en général. La population, selon Paris-Presse, remisa sa compassion. Sur de grandes banderoles, on lit « PIEDS-NOIRS RENTREZ CHEZ VOUS !! » en lettres majuscules avec deux points d’exclamation ou encore « ALGERIE LIBRE ! » en lettres majuscules également, mais un seul point d’exclamation. Gaston n’avait pas de mots pour répondre à Mimoun qui tirait sur un pan de la veste, « papa, c’est nous aussi les pieds-noirs ? » La renommée de Ginette, Lina l’Oranaise, ne semble manifestement pas avoir une quelconque prise de ce côté-ci de la Méditerranée. Confinée à sa communauté sa célébrité n’est par conséquent d’aucune aide à la famille Pinto face aux services administratifs marseillais. Pas de coup de piston. Heureusement, elle est prise en charge par Le Secours catholique qui l’héberge un temps avant de l’orienter vers un hôtel du troisième arrondissement pour quelques semaines. Mimoun reprend le chemin de l’école avec un retard de près de trois mois. Pour Yacoub tout est nouveau : la cour de récréation, la maîtresse, ces grappes d’enfants, tout ce remue-ménage. En Algérie Gaston et Dihia souffraient chaque jour de voir Mimoun quitter la maison pour aller à l’école, de ne plus l’avoir à leur côté avant la fin de la journée. Avant de refermer la porte derrière lui Dihia le mettait en garde, « surtout n’accepte rien de personne, tu entends ? » Les derniers mois étaient terribles, Radio-Alger alertait, « les morts et les disparitions se comptent par centaines ». Quant à Yacoub — il avait six ans et demi — les parents préférèrent le garder auprès d’eux.
Face au questionnement moqueur du directeur de l’école de la rue de Sery à la Belle de Mai où est affecté son fils, Gaston ne s’égara pas au-delà du rappel d’une réalité que nul, y compris les chefs d’établissement, n’était en mesure d’ignorer : « c’est à cause des événements, on vient de là-bas ». Le maître d’école n’apprécie pas ces écoliers venus d’Algérie. Dans la classe de CM1 que fréquente Mimoun, deux autres élèves arrivent comme lui du bled. À tous ceux qui fuirent le pays en guerre, on fait systématiquement redoubler l’année scolaire. Le maître répète à son directeur « les jeunes pieds-noirs sont taciturnes, absents, préoccupés par je ne sais quoi ». Il dit les avoir à l’œil, mais cela n’échappe pas à Mimoun qui rentre souvent en pleurs, car ses camarades moquent son accent, son accoutrement, ses oreilles décollées, sa maigreur, sa taille. Il n’est plus « enano », mais « rasqueux ». Et chaque soir il se plaint auprès de son père des sarcasmes et des injures dont il est l’objet. Un jour, n’en pouvant plus d’accumuler ses jérémiades, Gaston finit par le rabrouer vertement « défends-toi, ti es plus grand, casse-leur la gueule leche, qu’est-ce que ti attends ! ti as pas honte ! »
Gaston supporte de moins en moins cette ville et le minuscule appartement de la rue Guibal que lui sous-loue un Arménien, beaucoup moins cher qu’une chambre d’hôtel. « Arménien mon œil, il me prend pour un coño » Le père ne le croit pas. Il dit à qui veut l’entendre que « ce type c’est un Arabe, ils nous chassent d’Algérie et on les retrouve ici à faire la loi déguisés en Russes, en Arménien ou je ne sais quoi, me cago en tu madre », fulmine-t-il. Gaston se sent rejeté par cette ville et ses habitants et cela s’aggravera avec le déferlement de plusieurs centaines de milliers de pieds-noirs, harkis et israélites mêlés, au courant de l’année 1962. « Les Français ils ne veulent pas de nous, de notre drôle d’allure comme ils disent. Ils nous accusent de tous les maux, de tous les vols commis dans la ville, de toutes les misères. Ils veulent qu’on aille nous ‘‘réadapter ailleurs.’’ » Gaston est très déçu par les Français. Déçu et désemparé. Il se demande si Zohar vit le même calvaire à Port-Vendres. Hormis quelque temps comme ouvrier à la Manufacture de tabacs, il ne bénéficie toujours pas d’un emploi stable. Journalier, c’est tout ce qu’on lui propose. Manutentionnaire quelques jours par semaine ou par mois. Comme elle n’a plus les moyens pour payer le loyer, les aides ayant fortement diminué, la famille est expulsée. Gaston ne sait plus à quel saint se vouer désormais. Il reprend les prières qu’il avait abandonnées à l’époque du service militaire. D’abord discrètement, puis à haute voix, dans un coin de la chambre, toujours seul. Il se met debout, face contre le mur. De temps à autre, il fait trois pas en arrière puis trois en avant. À un moment précis qu’il renouvelle, il récite en fléchissant les genoux et en inclinant le buste : « Ado-Naï Séfatay Tifta’h Oufi Yagid Téhilatékha : — Baroukh ‘Atah AdoNaï, ‘Elo-heinou Vé’lohei Avotéinou ‘Elohèi Avraham ‘Elohèi… »
Il les a acceptées à leur arrivée, mais aujourd’hui Gaston ne supporte plus la charité et les aides officielles ou communautaires. Plutôt que le réconforter ou le fortifier, ces soutiens le diminuent. En son être profond, il estime ne pas valoir plus qu’un misérable. La vie lui semble injuste et la nouvelle sur les vrais assassins de son ami ajoute à son désarroi. Lorsqu’il a pris connaissance de cette information, Gaston demeura sans voix pendant de nombreuses minutes. Il tentait confusément de reconstituer le fil des événements de ces infernales journées de septembre 1961 à Derb lihoud, particulièrement la semaine de Rosh Hashana. Puis soudain il se sentit comme libéré. Il se leva du banc où il s’était laissé tomber pour reprendre ses esprits, tapa du poing contre la paume de son autre main, puis aussitôt joignit les deux mains et dit « merci Éternel », il ajouta en levant les yeux vers le ciel « aide-moi » et il baisa ses doigts. La révélation concernant les véritables assassins de Gilbert Chakroun n’est pas étrangère à la décision qu’il est sur le point d’arrêter. C’est elle qui fera avancer le curseur de plusieurs crans en sa direction. En cette fin de printemps 1963, l’information qui se propagea dans toute la Communauté comme une traînée de poudre bouleversa Gaston. « Les commanditaires de l’assassinat de Gilbert Chakroun sont membres du FNF ». Pour attiser les haines et répandre le chaos chez les israélites, ils firent croire que les assassins étaient Arabes. C’est pourquoi Gaston envisage une réponse radicale, catégorique et non négociable. Chaque jour il accumule des informations, des indices, pour lui donner une forme en phase avec la tragédie. Chaque jour elle devient de plus en plus claire et évidente, de plus en plus enthousiasmante, exaltante même. En quelques semaines ses émotions se métamorphosèrent. Gaston y croit fermement, cette résolution rendra son honneur à toute la famille. Le moment venu, lorsqu’il aura pesé tous les facteurs positifs et tous les inconvénients, pesé tous les pour et tous les contre, Gaston la livrera à Habiba qui — depuis l’assassinat de son mari — n’a plus que Gaston sur qui compter. Il y a Dihia et Zohar évidemment lui rappelle son fils, mais « ce n’est pas pareil » répond-elle. Il y a aussi les petits-enfants, mais « ils sont trop jeunes les petits ! » Gaston lui fera part de sa volonté à elle d’abord qui s’en réjouira.
Ce moment tant attendu arriva, c’est désormais une décision arrêtée plus qu’une idée projetée ou en maturation : quitter la France pour la aliya. C’est sa mère qui s’émut la première, « nous serons heureux dans notre Eretz mon fils ». Puis Gaston en parla à sa femme et à ses enfants. Les mois à venir donneront jour au grand rêve du père, à leur aspiration à tous, « rejoindre la Terre promise, c’est l’espoir de tout juif en ce bas monde ». Lorsque Gaston fait part aux agents des services sociaux de son désir de quitter la France pour Israël, ils le soutiennent aussitôt en lui proposant de rejoindre le flot des juifs au Grand Arenas, un ancien camp de transit jadis réservé aux prisonniers allemands, où les conditions de vie, lui disent-ils, seront moins mauvaises, « un transit de quelques semaines avant le grand saut ! » Les employés, submergés par l’empathie que leur conscience leur impose à l’égard des rapatriés — à l’inverse des officiels de la ville — ou débordés par la charge de travail tant le nombre de cas à traiter ne cesse de gonfler, ne supportent plus de voir Gaston et sa famille embourbés dans un quotidien chaque jour plus difficile, ou de le voir, lui, venir fréquemment se plaindre de sa situation. Ils ont hâte de lui trouver une place dans la grande famille d’Arénas avant l’été.

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