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Le cygne de Lohengrin au regard d'Angelo de Gubernatis

Publié le 18 août 2020 par Luc-Henri Roger @munichandco

[...] Quand le héros, ou l'héroïne, se change en oiseau aquatique (2), quand il devient un cygne, qu'il est conduit par un cygne ou qu'il monte un cygne, c'est l'indication qu'il traverse la mer de la mort et qu'il retourne au royaume du Saint-Graal. Lorsqu'il s'avance sur le cygne à la rencontre de la belle fille, nul ne doit lui demander d'où il vient. Le cygne l'attend et veut le soumettre une fois de plus à son pouvoir magique et l'entraîner dans son royaume obscur, dès que le vivant se rappelle ce royaume. L'imagination des nations celtiques et germaniques a entouré d'un mystère solennel, d'un cycle de légendes nombreuses et fascinantes, ce mythe auquel la musique inspirée et classique de Richard Wagner a donné dans Lohengrin une magie nouvelle et pleine de charme. Lohengrin, le recens natus, le héros né spontanément, arrive dans un bateau conduit par un cygne, en qui une sorcière a changé le jeune frère d'Elsa; il vient délivrer la princesse Elsa et est sur le point de l'épouser, mais il n'oublie pas que, plus il restera avec elle, plus durera le supplice de son frère et plus longtemps il aura à souffrir sous la forme d'un cygne ; malheur à lui si quelqu'un lui demande qui il est, d'où il est venu, ou bien quel est ce cygne, car il serait obligé alors de se rappeler que l'oiseau attend qu'il le délivre. Lohengrin doit renoncer à son amour pour Elsa, ou trahir sa foi chevaleresque à l'égard du cygne, dont il connaît la mystérieuse nature; il donne un adieu funèbre à son amante, la réunit à son jeune frère et disparaît tristement sur les eaux obscures dont les profondeurs éclairées de la lune ont vu son arrivée. Nous avons là la légende des deux frères, dont le génie du Nord a développé à son plus haut degré la poésie et l'idéal. Le soleil et la lune se montrent chacun à son tour avant l'aurore et avant le printemps. Les deux astres sont séparés et l'un effectue la délivrance de l'autre, dans les légendes inspirées par le bon génie de l'homme, de même que celui-ci persécute et trompe celui-là , dans celles qui sont dues à son mauvais génie. Nous voyons déjà, dans les hymnes védiques, les Açvins (3), les divins jumeaux, conduits par des cygnes, s'identifier tantôt aux crépuscules et tantôt au soleil et à la lune; Lohengrin est le soleil ; le frère d'Elsa est la lune. Quand l'aurore du soir, quand la terre dans la saison d'automne, perd le soleil, l'une et l'autre retrouvent la lune; quand l'aurore du matin, ou la terre au printemps, perd la lune, le soleil prend sa place ; les amants changent de situation. L'un des cygnes cause la naissance de l'autre, porte l'autre, meurt pour l'autre, comme la colombe agit à l'égard de sa compagne, et comme les Dioscures donnent leur vie l'un pour l'autre. La légende des Dioscures est, en effet, en merveilleux accord, à quelques égards, avec les légendes des peuples du Nord sur le cavalier dont le cygne est le coursier. Zeus se change en cygne et s'unit à Léda, femme de Tyndare, qui donne naissance au soleil et à la lune, à Polydeucos et à Hélène ; d'après Homère, Hélène seule est fille de Zeus, tandis que Polydeucos et Castor sont fils de Tyndare ; d'après Hérodote, Hélène, au contraire, est la fille de Tyndare et, en cela, il est d'accord avec Euripide qui nous dit que les Dioscures sont fils de Zeus. Dans les Héroïdes d'Ovide, où la tradition primitive s'est déjà altérée, Léda, après s'être unie à Zeus qui a pris la forme de cygne, donne naissance à deux œufs ; Hélène sort de l'un d'eux ; Castor et Pollux sortent de l'autre. Il y a évidemment ici tot capita tot sententiae (4), mais ces contradictions, loin d'exclure le mythe du soleil, de la lune et de l'aurore (ou du printemps), le confirment. Il est toujours difficile de déterminer la paternité d'un enfant issu d'une union irrégulière, et la naissance d'Hélène et de ses deux frères était certainement étrange. L'important, ici, c'est que nous avons le cygne qui donne des fils à Léda; ces fils, qui tiennent de la nature de l'oiseau et de celle de la femme, doivent prendre une double forme : tantôt ils deviennent des cygnes comme leur père, et tantôt ils ont tout l'éclat de la beauté de leur mère; si nous réfléchissons, en outre, qu'un seul des frères était, avec Hélène, l'enfant du cygne, il devient naturel de penser que l'autre frère peut aimer Hélène sans se rendre coupable d'inceste Avant de devenir célèbre par les vicissitudes de la guerre de Troie, Hélène, étant jeune fille, avait eu des aventures; Thésée l'avait séduite et enlevée. Les Dioscures viennent la délivrer, comme Lohengrin accourt sur le cygne pour délivrer Elsa, au moment où son séducteur est sur le point, de consommer sa perte. Enfin, les aventures des deux Dioscures, dont l'un se sacrifie pour l'autre, correspondent à la légende du Schwanritter, le frère, ou le beau-frère, qui offre sa vie pour le cygne. Ainsi, l'Inde, la Grèce et l'Allemagne combinèrent, de différentes manières, l'image du cygne avec la légende des deux frères, ou des deux compagnons. L'Inde a créé le mythe, la Grèce l'a orné de couleurs et l'Allemagne lui a infusé l'énergie et la passion.


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