Au Dr Pascal Bouteldja,
éminent wagnérien et balzacien passionné,
en hommage affectionné
On doit à Gabriel Bernard (1874-1934), qui fut surtout célèbre pour ses romans d'espionnage, deux monographies consacrées à Richard Wagner : il publia d'abord Le Wagner de Parsifal (A. Méricant, 1914), qu'il revit et corrigea en 1933 sous le titre Richard Wagner. Sa vie romanesque et aventureuse (Tallandier, 1933). C'est à ce second livre que nous empruntons le chapitre intitulé Balzac revu par Wagner.
Dans ce chapitre, G. Bernard nous apprend, par des propos rapportés de Judith Gautier, que Wagner possédait des oeuvres de Balzac dans sa bibliothèque de Tribschen. Les époux Mendès avaient rendu visite au Maître à l'été 1869. Judith Gautier apprend aussi à Gabriel Bernard que Wagner désignait Balzac en modifiant son prénom : Homère de Balzac. La relation que donne Gabriel Bernard de cette conversation est partiellement confirmée par un article que publia l'épouse de Catulle Mendès dans le journal La Liberté du 26 mars.Elle y faisait le compte-rendu du premier Lohengrin en français créé à la Monnaie de Bruxelles. À l'entame de l'article elle reproduit une citation musicale extraite de la Duchesse de Langeais d "Homère de Balzac, comme l'appelle Richard Wagner...". Son mari d'alors, Catulle Mendès, cite lui aussi à divers endroits ce surnom d'Homère de Balzac.
La comparaison entre la Comédie humaine et l'oeuvre d'Homère est courante au 19ème siècle : Balzac est l'Homère des temps modernes, lit-on fréquemment alors, notamment dans les écrits de Baudelaire. La veuve de Catulle Mendès, Madame Jane Catulle-Mendès, évoque le moment de la création de ce surnom dans un article qu'elle publia dans le Journal des Mutilés du 2 décembre 1934 : " M. Orphée de Banville, écrivit un jour, au poète des Odes funambulesques, l'auteur d'Eugénie Grandet. M. Homère de Balzac , répondit Banville. "
C'est donc Balzac lui-même qui serait le responsable indirect de son propre surnom. Provoquant gentiment Banville en le prénommant Orphée, il se serait vu renvoyer l'ascenseur en se faisant prénommer Homère. Cet échange de bons mots avait dû circuler, et nous supposons que Wagner en avait eu l'écho et s'était amusé à le répéter.
Mais revenons au texte de Gabriel Bernard, qui présente fort joliment les parallélismes troublants entre le personnage de Gambara, le musicien héros de la nouvelle éponyme de Balzac et celui de Wagner :
BALZAC AVAIT PRÉVU WAGNER
Wagner avait lu Balzac. — Un mot admirable. — Divination balzacienne. — Une création prodigieuse : Gambara. — La parenté de Gambara et de Wagner. —Le sujet de la nouvelle. —Un régénérateur du théâtre musical. — La Trilogie de Gambara et la Tétralogie de Wagner. — Les Martyrs, Mahomet, Jérusalem délivrée. — Gambara est son propre librettiste. — Analogies troublantes. — L'antithèse de la littérature et de la vie. — Déchéance dans la fiction, gloire dans la réalité. — Encore Meyerbeer !
Au cours d'un entretien avec Mme Judith Gautier, nous eûmes la curiosité de demander à notre émi-nente interlocutrice, qui fut, on le sait, une familière de Tribschen et de Wahnfried, et dont Siegfried Wagner était le filleul, si Richard Wagner avait lu Balzac et si l'auteur de Parsifal avait aimé le génie de l'auteur de la Comédie Humaine.
— Wagner, nous répondit Mme Judith Gautier, avait à Bayreuth, dans sa résidence de Wahnfried, une bibliothèque magnifique, et, en bonne place, on y voyait les œuvres de Balzac. Le nom de Balzac se répétait en lettres d'or sur le dos de chaque volume et l'étroitesse de ce dos avait obligé le relieur à l'abréviation usuelle du prénom ; on lisait :« H. de Balzac ». Or, un jour, comme Ia conversation était
venue sur l'auteur du Père Goriot et de Séraphita, Wagner se leva, prit un volume et, désignant l'initiale du prénom, la traduisit ainsi: Homère de Balzac !
Homère de Balzac ! Le mot n'est-il pas admirable ? Tout commentaire l'affaiblirait.
Bien que nous ne nous souvenions pas d'avoir vu de nom de Balzac figurer dans les nombreux écrits de Wagner, pas même dans Ma Vie, il est plausible de supposer que le compositeur lut ses œuvres maîtresses. On ne voit pas Wagner admirant de confiance un écrivain, que qu'il fût. Son Homère de Balzac traduisait un enthousiasme authentique.
Si Richard Wagner, en appelant Balzac Homère, entendait lui rendre un suprême hommage d'admiration, Balzac, sans le connaître, — puisque le fait que nous allons rapporter est antérieur au premier séjour du musicien à Paris, — avait prévu Wagner.
Oui, au nombre des immortelles créations de Balzac, figure un type qui est évidemment moins connu que Nucingen, Rastignac ou Vautrin, mais qui n'en est pas moins l'une des plus ſortes entités balzaciennes et dont les traits de ressemblance avec Richard Wagner sont troublants. Ce personnage, Balzac ne le conduit pas à la gloire ; tout au contraire, les faits de son histoire l'entraînent à une lamentable déchéance, et l'écrivain l'a pourvu de tares terribles ; ce personnage, il I'a fait italien au lieu de l'imaginer allemand ; mais il l'a voulu génialement novateur, et novateur dans le sens de Wagner : ce personnage, c'est Gambara.
Gambara est le héros d'une nouvelle relativement peu connue de Balzac.
Elle date de 1837, c'est-à-dire de deux ans avant le premier séjour de Wagner à Paris. Or, dès ce temps, Balzac invente un musicien génial, portant en lui la vision d'un art musical régénéré, venant d'Italie à Paris sans ressources, avec sa jeune femme, et tentant de se réaliser puis de s'imposer au public français. La rencontre n'est-elle pas frappante ?
À mesure que l'on avance dans le récit, la divination de Balzac apparaît plus étonnante encore.
Ce Gambara est une création prodigieuse. En ce pauvre raté italien à qui la surexcitation de l'alcool est indispensable pour produire, Balzac a voulu personnifier le précurseur de l'évolution musicale du siècle. Comme Wagner, mais beaucoup plus pauvrement, Gambara est un « enfant de la balle ». Il a erré de théâtre en théâtre pour gagner sa vie. Il a été tour à tour choriste, machiniste et réparateur d'instruments de musique. Malgré cette condition misérable, il a « étudié la musique dans tous ses effets ». Et, s'adressant au comte Andrea Marcosini, auditeur d'autant plus complaisant qu'il convoite la femme du malheureux musicien, Gambara lui confie :
« Tantôt bien accueilli, tantôt chassé pour ma misère, je ne perdais point courage ; j'écoutais les voix intérieures qui m'annonçaient la gloire ! La musique me paraissait être dans l'enfance. Cette opinion, je l'ai conservée. Tout ce qui nous reste du monde musical antérieur au XVIIe siècle m'a prouvé que les anciens auteurs n'ont connu que la mélodie ; ils ignoraient l'harmonie et ses immenses ressources. La musique est à la fois une science et un art. »
Ce sont encore, dans la bouche de Gambara, des aphorismes tels que ceux-ci :
« En musique, les instruments font l'office des couleurs qu'emploie le peintre... »
« Ce qui étend la science étend l'art...»
Et aussi des aperçus d'une remarquable justesse sur Haydn, Mozart, Beethoven, Rossini, sur l'essence de la musique italienne et celle de la musique allemande. Le tout agrémenté de parenthèses philosophiques et scientifiques décelant un esprit qui tend à l'universalité.
Bref, la personnalité de Gambara s'amplifie rapidement jusqu'à devenir un type inoubliable, dont la grandeur et la noblesse contrastent autant avec son propre extérieur et le vice dégradant que Balzaç lui prête — l'intempérance — qu'avec le décor de la scène.
La conversation a lieu dans une effroyable gargote située au cœur du labyrinthe des ruelles sordides qui avoisinaient alors le Palais-Royal. Ce restaurant (!) est tenu par un cuisinier napolitain de proportions épiques, il signor Giardini, et fréquenté par des réfugiés italiens. Et c'est dans un garni attenant à l'établissernent Giardini que Gambara révèle au comte Andrea la nouveauté de son art.
Après s'être avéré toujours comme Wagner infiniment plus cultivé que ne le sont les compositeurs de son temps et capable de concevoir une forme d'art où la musique soit solidaire des autres moyens d'expression, Gambara explique à son interlocuteur qu'il a conçu un ensemble de trois opéras, une trilogie ! Et, pour réaliser cette oeuvre immense, il fallait qu'il fût son propre librettiste !...
Gambara s'apprête à faire entendre au comte Andrea, sur son piano, le deuxième opéra de sa trilogie. Auparavant il expose son sujet :
" ... je devais donc, dit-il, trouver un cadre immense où puissent tenir les effets et les causes, car ma musique a pour but d'offrir une peinture de la vie des nations prise à son point de vue le plus élevé.
" Mon opéra, dont le libretto a été composé par moi, car un poète n'en eût jamais développé le sujet, embrasse la vie de Mahomet, — personnage en qui les magies de l'antique sabéisme et la poésie orientale de la religion juive se sont réunies, pour produire un des plus grands poèmes humains, la domination des Arabes.
" Certes, Mahomet a emprunté aux juifs l'idée du gouvernement absolu, et aux religions pastorales ou sabéiques le mouvement progressif qui a créé le brillant empire des califes. Sa destinée était écrite dans sa naissance même; il eut pour père un païen et pour mère une juive.
" Ah ! pour être grand musicien, mon cher comte, il faut être aussi très savant. Sans instruction, point de couleur locale, point d'idées dans la musique. Le compositeur qui chante pour chanter est un artisan et non un artiste.
" Ce magnifique opéra continue la grande oeuvre que j'avais entreprise. Mon premier opéra s'appelait Les Martyrs, et j'en dois faire un troisième de la Jérusalem délivrée. Vous saisissez la beauté de cette triple composition et ses ressources si diverses : Les Martyrs, Mahomet, La Jérusalem ! Le Dieu de l'Occident, celui de l'Orient, et la lutte de leurs religions autour d'un tombeau. »
On ne peut pas ne pas admirer Balzac campant un personnage imaginaire tel que Gambara longtemps avant que Wagner entrevoie sa Tétralogie.
Le héros de Balzac finit de la façon la plus lamentable. Il sombre dans l'alcoolisme et devient chanteur des rues... »
Il n'en demeure pas moins que Balzac l'a montré détenant la possibilité d'une régénération de la musique dramatique, et que cette trilogie des Martyrs, de Mahomet et de Jérusalem, instaurant théoriquement le théâtre d'idées en musique, est singulièrement proche du drame au sens où Wagner entendait ce mot.
Balzac aurait pu nous montrer un Gambara, réussissant à se réaliser et dominant son époque, mais cela n'eût rien ajouté à la portée du personnage ; et le dénouement de la nouvelle témoigne, à notre avis, d'un art, supérieur.
Il est un épisode de Gambara que nous n'eussions peut-être pas songé à mentionner, s'il ne s'imposait ici par relativité :
On a vu, dans le chapitre précédent, que Spencer fit de Meyerbeer un éloge dont les termes eussent merveilleusement convenu à Wagner ; or, Balzac, dans la dernière partie de Gambara, est amené à donner une analyse enthousiaste de Robert-le-Diable, du même Meyerbeer. Wagner, qui crut si souvent voir la main de Meyerbeer dans les résistances rencontrées par ses oeuvre, n'eût-il pas reconnu là une mystification de la fatalité, de cette fatalité qu'il accusait de le vouer aux conjonctures extraordinaires ?