Tenet

Par Kinopitheque12

Christopher Nolan, 2020 (États-Unis)

Le semeur de trouble mondial Andreï Sator (Kenneth Branagh) fait récupérer par ses mercenaires les neufs éléments qui, une fois assemblés, ne précipitent rien de plus que la fin des temps. Pour le contrer dans ce monde clair-obscur, un agent de la CIA, qui n'a pas d'autre nom que celui de " protagoniste " (John David Washington), est recruté par une organisation internationale secrète. Un ami de l'ombre (Robert Pattinson) lui apporte son soutien, sa logistique et occasionnellement son armée. Les antagonistes se poursuivent et se croisent en tout sens, chacun cherchant toujours à avoir un temps d'avance sur l'autre. Cependant, à l'inverse de Thornhill dans North by northwest (Hitchcock, 1959), le protagoniste ne subit jamais l'action, il en est, sans le savoir, le moteur principal, le point de départ et la finalité. D'ailleurs, dans un film où l'une des phrases clef est " le pouvoir dans l'ignorance ", Christopher Nolan débute ironiquement Tenet par une référence à L'homme qui en savait trop (Hitchcock, 1956). L'entrée en matière est tonitruante, ce qui suit, poursuit et précède ne l'est pas moins.


La première séquence est une épreuve destinée à faire franchir au protagoniste une limite, un " au-delà " à partir duquel l'aventure commence (au réveil, il est accueilli par un " Welcome to the afterlife "). C'est aussi un point de non retour (l'engagement décidé par le héros) qui, paradoxe apparent, sert de balise pour les prochains et très nombreux retours en arrière (tout le principe du film). C'est un opéra à Kiev qui sert de décor à la première scène (en fait, celui du Linnahall de Tallinn). Alors que les musiciens s'accordent, le site est tour à tour envahi par les terroristes et la police ukrainienne (on pense à la prise d'otages du théâtre de Moscou en 2002). Parmi eux, le protagoniste est chargé d'une exfiltration et surtout d'un échange. Le protagoniste, c'est un peu l'alpha et l'omega du film, celui qui ne sait rien au début, alors qu'il a déjà anticipé ce qui lui arrive. Celui qui connaît enfin toute l'histoire, alors que toute la temporalité est à revivre. Le futur point de résurgence de tous les temps. " Voyage dans le temps ? - Non. Inversion ". C'est à s'y cogner les dents, ça tombe bien, les dents, il se les fera très vite toutes arracher.

MOSAÏQUE LATINE et GÉOGRAPHIE INVERSÉE
Pour poursuivre dans ce nouveau labyrinthe, s'arrêter à notre tour sur le carré magique de Pompéi paraît inévitable. Christopher Nolan a disséminé les différents mots de la célèbre phrase latine dans tout son film, et pour tenter de voir si tout cela a un sens d'un point de vue cinématographique, il faut bien se pencher dessus. Sator arepo tenet opera rotas, en bon latin, ça ne veut rien dire. Sauf si on fait de Arepo un nom propre bien commode (mais bel et bien inconnu) pour compléter un palindrome qui, chaque lettre disposée dans la grille d'un carré à vint-cinq cases, peut se lire dans quatre sens différents (une traduction possible, pour en donner une : " Le semeur Arepo tient les roues par son travail "). Concernant le récit de Nolan, nous avons déjà cité Sator. Entre cet opposant et le " protagoniste ", il y a Kat, une experte en art (interprétée par Elizabeth Debicki). Passons, ce n'est pas elle qui immédiatement nous intéresse. Kat est introduite dans le scénario en même temps qu' Arepo. Or, Nolan fait d'Arepo un faussaire (il a procuré à Kat deux faux dessins de Goya), un faussaire comme cet anonyme de l'Antiquité qui veut nous faire croire à la cohérence d'un palindrome parfait ( Sator Arepo etc.). De plus, dans le film, Arepo est un personnage absent. Il n'apparaît pas, n'existe pas, comme ce mot qui lui sert de nom. Pour tenet, le troisième mot, l'axe sur lequel le palindrome repose, c'est plus simple. En plus d'être le titre du film, c'est le mot de passe donné au protagoniste pour accéder aux premières pistes de son enquête. Il reste opera et rotas qui désignent dans le film deux lieux. On le voit, les mots du carré magique ont été attribués de cette façon : deux personnages, un mot de passe, deux lieux. On peut éventuellement dire que la distribution des cinq mots qui nous conduisent au carré antique est aléatoire et semble apparaître (mais c'est à vérifier) au hasard du découpage filmique.


Examinons mieux les lieux. Ils peuvent receler des indices, surtout quand ils ont été pensés par un réalisateur amateur d'architecture. Ainsi, pour revenir sur sa description, l'opéra est un hémicycle, comme un cercle plus tard à compléter. Le réalisateur deDark knight rises (2012), les actes terroristes nous y ramènent, place dans la salle de spectacle le début d'une énigme qui reposerait sur l'idée de cycle (ce qui n'est pas encore décelable à ce moment-là), spatio-temporel cela va de soi, parachèvement ou recommencement d'une œuvre et d'un monde. On passera sur les autres demi-cercles aperçus dans Tenet (comme le demi-tour d'un trimaran à pleine vitesse), pour rechercher de préférence le cercle complet. On ne peut manquer par exemple celui géant dessiné au sol dans la séquence finale (lors d'un assaut avec des troupes armées digne d'un James Bond, ou du niveau du bunker sous la neige dans Inception, 2010). Mais il ne faudrait pas passer à côté des capsules rotatives, ces machines à inversion qui se trouvent (pour les premières rencontrées) dans une entreprise de stockage pour clients fortunés. Pour être plus précis, ces machines cylindriques, qui permettent de revenir en arrière dans le temps, sont abritées dans un bâtiment, sur le " port franc " de l'aéroport d'Oslo, qui a la forme d'un pentagone (on peut éventuellement faire le lien avec le carré magique dont les mots comportent cinq lettres). Il faut surtout préciser le nom de l'entreprise : Rotas (la roue en latin).

DEUX PERSONNAGES, UN MOT DE PASSE, DEUX LIEUX
Maintenant que les liens entre Tenet et le palindrome antique ont été précisés, quoi de plus ? Comment mieux articuler ces indications ? On pourrait peut-être simplement approcher une représentation de l'espace au cinéma par Nolan : deux personnages ( Sator Arepo), un mot de passe ( tenet), deux lieux ( opera rotas). Le mot de passe permet de passer de l'un à l'autre comme un signe mathématique (ou un tourniquet). Nous pourrions alors conclure que chez Christopher Nolan les personnages et les lieux interagissent à un tel degré, les premiers exerçant une action sur les seconds et inversement, que le réalisateur les traite à valeur égale. S'il faut prendre un exemple pour illustrer la partie la moins évidente de cette idée, il suffit de rappeler l'importance de la chambre de Murphy dans Interstellar (2012). Sa bibliothèque est en quelque sorte le mot de passe qui assure au père de communiquer avec sa fille et la chambre d'enfant de communiquer avec le tesseract. Idem dans Tenet, le tourniquet à inversion, dont on se demanderait presque s'il n'inverse pas carrément la valeur des choses, les lieux deviendraient des acteurs et les personnages, qui perdraient en importance, de simples arrière-plans.


Mais plutôt que nos conjectures géographiques un peu farfelues, le carré magique ne cache-t-il pas autre chose ? Une énigme qui servirait plus directement le récit ? En fait, je ne crois pas. Comme cela a été démontré il y a plus de cinquante ans par un chercheur en histoire, le carré magique n'est qu'une fausse énigme (H. Polge, " La fausse énigme du carré magique " dans la Revue de l'histoire des religions, 1969, n°175-2). Et il y a fort à parier que Nolan ne donne pas davantage dans son film que ce qui s'y trouve explicitement. Le carré magique est un jeu de mots particulièrement habile avant d'être une formule magique. De façon comparable, à travers Tenet, Nolan joue de manière habile avec le thème de l'inversion. Le carré magique incorporé au film complète le divertissement, mais d'un point de vue strictement narratif n'apporte aucune piste nouvelle. Tout bon labyrinthe a ses impasses, le carré magique en est une. Le personnage d'une scientifique (Clémence Poésy) nous avait averti : " N'essayez pas de comprendre, ressentez-le ".

L'HYPOTHÈSE CINÉPHILE
Et si malgré tout Tenet n'était pas qu'un jeu de construction ? Tenet serait alors un film réflexif, un film qui pense le cinéma et affirmerait tout haut la croyance de Nolan pour cet art (même si j'ai bien conscience que le terme de croyance ne convient peut-être pas tout à fait à un cinéaste qui a toujours évacué mystère et mysticisme de ses histoires). Réfléchissons-y un instant, cet énorme blockbuster (le seul capable de faire revenir le cinéma de la période covid d'entre les morts ?), ne tient finalement sur la forme qu'avec trois bouts de ficelle, très peu d'effets spéciaux apparents, si ce n'est cette multiplication d'images inversées, un effet simple et connu depuis longtemps (bien avant le début du cinématographe, dès l'utilisation des premiers appareils d'images animées). Nolan n'invente rien, mais pousse l'imbrication entre les images passées à l'endroit et les images inversées à un tel niveau (à travers les plans et par le montage), que le spectateur ne peut que reconnaître la virtuosité de la mise la scène. En dehors de cet effet simple du cinéma, il n'échappera à personne que le seul moyen de sauver Kat, de lui faire échapper à la mort, est le retour en arrière. La boucle des personnages de Tenet renvoie ainsi au cinéma lui-même, art nécrophile, pour ne pas dire nécromant, toujours capable de ramener les morts à la vie. Enfin, même s'il est vrai qu'il est difficile de trouver un vrai plaisir de spectateur rien qu'avec les relations entre personnages (une amitié trop subtilement esquissée entre le protagoniste et Neil), on ne peut être complètement indifférent à la colère et à la mélancolie de Kat. Le risque diffus de Troisième Guerre mondiale, le souvenir d'une silhouette à contre-jour plongeant du pont d'un yacht et la boucle temporelle placent la double scène d'un crépuscule au Vietnam en correspondance étroite avec La jetée (1962). Au milieu du tumulte, ce moment répète l'état de doux abandon dans lequel nous laissait Marker.

* Emprunt au livre de l'éminent sémiologue et collectionneur éclairé de forgeries et fausses idées, Umberto Eco, Sator Arepo eccetera, paru chez Nottetempo en 2006.