Dans la douzième étape, entre Chauvigny et Sarran (218 km), victoire en solitaire du Suisse Marc Hirschi (Sunweb). Le Tour vécut un moment d’émotion quand il passa à Saint-Léonard-de-Noblat, où mourut Raymond Poulidor, il y a moins d’un an.
Sarran (Corrèze),envoyé spécial.
Et par un sortilège effarant que seul le Tour provoque en évidence, les images d’un autre temps devinrent nos souvenirs vivaces et tirèrent nos regards errants de la surface des choses. Alors que la vie de l’étape du jour, entre Chauvigny et Sarran (218 km, la plus longue), s’écoulait comme une sève malgré une échappée fleuve (Sanchez, Erviti, Asgreen, Politt, Walscheid, Burgaudeau), le chronicoeur re-déroula le parcours. Celui-ci prit l’allure d’un livre d’images à destination des familles, à feuilleter en mémoire et en mélancolie. Fleurissaient céans les modes oniriques des Tours d’antan, qui nous laissent la trace, peut-être trompeuse, d’une France infiniment plus humaine malgré l’inhumanité de l’effort exigé aux coureurs.
Héritière des biographies, la Grande Boucle n’oublie jamais les aïeux qui ont lustré le grand escalier des Illustres. Le tracé ressembla ainsi à un rétropédalage en nostalgie. D’abord par sa conclusion, à Sarran même, terre de l’ancien président Jacques Chirac et du musée éponyme. Le récit retiendra que, à quelques encablures de la propriété de la famille, le célèbre château de Bity (XIIe-XVIIIe siècle), au terme d’un final casse-pattes plutôt endiablé, le Suisse Marc Hirschi (Sunweb) s’imposa en solitaire.
Un peu plus en amont, au kilomètre 135,5, nous traversâmes Linards avec une phrase en tête: «Le Tour de France est une épreuve de surface qui plonge ses racines dans les grandes profondeurs.» Son auteur, Antoine Blondin, habita cette commune une grande partie de son existence, lieu qu’il appelait «mon Limousin d’adoption», à l’écart de son Paris natal. Gloire au rédacteur-suiveur Blondin, à ses 524 chroniques en 28 Tours de France, à ses saillis, à son talent inimitable qui contribua à forger une partie de la légende littéraire des cycles, quand le Tour préservait sa magique onctuosité, protégeant jusqu’à l’orgueil cette fraîche bataille des «hommes de loin qui vivent près de chez nous», comme il l’écrivait.
Ce fut surtout au kilomètre 114,5, encore plus à rebours de l’étape, que nous pénétrâmes en territoire d’émotion totale. Le Tour aurait pu s’y figer, pour un long moment de respiration, de réflexion et de commémoration en grand: Saint-Léonard-de-Noblat, dans la Haute-Vienne, érigé en véritable Panthéon patriotique. Raymond Poulidor y vécut et y mourut. Sauf que la vie d’un héros national ne se résume pas à la vitesse d’un peloton, fût-elle une histoire de France à elle toute seule, une fabrique à mémoire, l’entr’aperçu d’une époque en tant que genre, usinée par la conscience populaire. Celle d’un temps si loin et toutefois si proche, lorsque les Français prenaient chair par l’intermédiaire des exploits pédalant de leurs semblables, hommes du peuple durs à la tâche.
Raymond Poulidor, disparu il y a moins d’un an (le 13 novembre 2019), ne porta jamais le maillot jaune. Mais il ne fut pas qu’un Forçat de la route. Non, il incarna de manière définitive la course cycliste en elle-même, tel un corps couvert de cicatrices qui continua jusqu’au bout de nous raconter les douleurs et les plaisirs, les échecs et les victoires. Evidemment, un personnage aussi mythique suscite parfois des coïncidences mystiques. Après tant d’années à gratifier le Tour de sa présence chaque été, toujours vêtu d’un tee-shirt jaune comme pour singer «l’éternel deuxième» (1), la Grande Boucle devait venir à lui, cette année, le parcours de l’étape ayant été tracé avant sa disparition. Mais il s’en alla avant. Emportant avec lui une idée du récit collectif d’après-guerre – qu’il partagea avec Jacques Anquetil – dans l’écho d’un chagrin national comme on en connaît peu.
A Saint-Léonard-de-Noblat, le peuple se tenait donc là, debout. C’était «son» peuple, fier et uni en pensées pour honorer leur «Poupou» – surnom inventé par l’ancien journaliste de l’Humanité, Emile Besson. «Je suis même devenu un nom commun,s’amusait Poulidor. Tous les jours il y a un Poulidor à la radio, à la télévision. Dès qu’il y en a un qui fait 2e à la pétanque par exemple, c’est un Poulidor.» Qui peut se vanter d’entrer ainsi dans les consciences collectives par l’appropriation populaire et de voir son nom transformé en antonomase, de son vivant?
L’esprit vagabondant en des contrées anciennes qui dessinaient les contours de l’épopée versifiée et de la tragédie classique, le chronicoeur pensa très fort à ce Raymond éternel, à ce fidèle du «journal de Jaurès et des ouvriers» (qu’il aida souvent), à la mine resplendissante de paysan limousin qu’il arborait énergiquement, à ce symbole absolu d’une certaine France, toutes classes confondues. Tout changerait, n’est-ce pas, si certains coureurs d’aujourd’hui s’inspiraient un peu plus de cette douceur du rêve partagé en mode identificatoire, qui ne s’éloigne jamais de la féroce utopie des gens de peu. «Poupou» personnifia cette réalité, avec une générosité sans limite.
(1) 189 victoires, dont Milan-San Remo (1961), la Flèche wallonne (1963), Paris-Nice (1972, 1973), le Critérium du Dauphiné libéré (1966, 1969), le Tour d’Espagne (1964) et sept étapes du Tour.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 11 septembre 2020.]