Les projets d’initiative européenne dans le domaine de l’intelligence artificielle s’inscrivent pleinement dans le programme Horizon 2020 lancé en 2013 ainsi que dans le programme Horizon Europe prenant le relai en 2021, dans le but de financer la recherche et l’innovation de l’Union Européenne. Cette dernière s’est en effet fixé pour objectif de « mettre en place une infrastructure de calcul à haute performance européen de classe mondiale »[i].
Le cœur de la bataille technologique qui se joue au niveau international entre les différents acteurs de l’intelligence artificielle est donc essentiellement axé sur la puissance de calcul. Le calcul à haute performance est nécessaire pour simuler et modéliser des situations complexes dans les domaines de l’industrie et de la recherche (apprentissage type Machine Learning et Deep Learning, traitement de grands volumes de données pour répondre aux problématiques climatiques, sismiques, énergétiques, médicales, etc.).
Parmi les vecteurs du calcul à haute performance, on distingue les supercalculateurs, aussi appelés HPC pour High Performance Computing, et les ordinateurs quantiques (puissance de calcul quasi infinie en un temps minimal avec un faible taux d’erreurs). Ces derniers, apparus dans les années 1990, ne sont aujourd’hui encore qu’au stade de prototypes, et ne seront pas traités dans cet article. Néanmoins, l’entité ou le pays qui aura le lead sur les HPC aura une avance technologique non négligeable pour la recherche quantique.
Enjeux européens et recherche de souveraineté
Les enjeux de la maîtrise de la puissance de calcul par l’Union Européenne sont de développer son indépendance et sa souveraineté en matière de calcul et donc de maîtriser sa chaîne de valeur dans la recherche et l’innovation, jusqu’à l’exploitation des systèmes. Toutefois, cette volonté de souveraineté et d’indépendance européenne pourrait être altérée par deux problématiques. La première en raison de la présence d’acteurs étrangers privés dans les projets d’initiative européenne, et la seconde dans la difficulté d’utiliser des composants souverains dans les supercalculateurs et les ordinateurs quantiques (microprocesseurs en particulier, provenant essentiellement des États-Unis et de la Chine).
L’absence d’une politique commune à l’Union Européenne au travers d’un « buy act » européen, à l’instar du « Buy American Act » en vigueur depuis 1933, n’est-elle pas à l’origine de la perte de vitesse de l’Union Européenne dans la maîtrise de sa chaîne de valeur face à l’abondance des composants américains, chinois et japonais sur le marché ? Cette absence de vision n’est-elle pas un frein sérieux à l’innovation sur la voie de l’indépendance stratégique ?
L’entrisme des acteurs étrangers dans les organismes partenaires de la Commission Européenne
Le projet EuroHPC[ii], doté d’un budget d’environ 9 milliards d’euros sur la période 2018-2033, a pour vocation de développer des infrastructures paneuropéennes de calcul à haute performance. Environ 4 milliards d’euros sont financés par des acteurs privés européens et non européens, le reste étant financé par la Commission européenne et les 12 États membres du projet. Le conseil d’administration du projet compte en son bord, des partenaires privés tels que ETP4HPC (European Technology Platform for High Performance Computing), BDVA (Big Data Value Association) et PRACE (Partnership for Advanced Computing in Europe), dont une partie de leurs membres représentent des entités étrangères.
En mai 2017, le Vice-président Europe et directeur de la recherche chez IBM à Zurich précise qu’IBM s’est impliqué très tôt dans les programmes de recherche européens en parallèle des programmes de recherche américains. À ce titre, IBM fait partie des membres fondateurs intégrés dans le conseil d’administration du think-tank allemand ETP4HPC[iii]. De la même manière, Intel siège au conseil d’administration depuis sa création et Fujitsu l’a intégré en 2018. Ces entreprises ne sont-elles pas alors en mesure d’influencer les orientations de recherche selon leurs propres avancées technologiques, au travers des agendas de recherche stratégique (SRA)[iv], définissant les priorités du projet EuroHPC ?
PRACE, organisation internationale paneuropéenne à but non lucratif, met à disposition des infrastructures pour les scientifiques et les chercheurs du milieu universitaire. Une des six structures d’accueil de PRACE est localisée dans les laboratoires du BSC (Barcelona Supercomputing Center). En 2015, le CEA indique au travers d’un communiqué de presse[v] qu’avec le BSC, ils travaillent conjointement pour créer « une chaîne de valeur globalement compétitive et une industrie de pointe dans le domaine du calcul haute performance » alors même que le BSC a acté un partenariat avec des industriels tels que IBM, Microsoft, Intel, Nvidia. Comment l’Union Européenne peut-elle améliorer sa filière quand de tels partenariats sont créés en marge ?
BDVA est un groupement d’industriels étroitement lié à la Commission Européenne, visant le développement d’un écosystème de l’innovation qui permettra la transformation numérique de l’Europe par les données et l’intelligence artificielle. Sont notamment intégrés dans le conseil d’administration[vi], le vice-président de l’institut de recherche européen d’Huawei Technologies à Düsseldorf, le responsable programme pour l’Union Européenne d’IBM Israël ainsi que le chef de projet et responsable de protection des données de NEC Laboratoires Europe (Japonais). Là encore, les intérêts de ces puissantes industries étrangères en matière de captation de l’information et d’influence sur les décisions, ne vont-ils pas à l’encontre des objectifs de la Commission Européenne ?
Enjeux globaux et recherche de suprématie
Les acteurs emblématiques dans le domaine des composants et du calcul, c’est-à-dire les Américains, les Chinois et les Japonais, ont compris depuis longtemps l’intérêt de participer au financement de projets européens. C’est une des raisons pour laquelle ils se sont implantés en Europe via des filiales et des partenariats avec des centres de recherche et des groupements d’industriels. Cet entrisme n’a d’autre but que de capter la connaissance, de piller des technologies et d’influencer les décisions dans leurs intérêts. En d’autres termes, les enjeux tournent autour de la maîtrise de l’écosystème, de la puissance absolue, et de l’inondation du marché.
Les États-Unis et la Chine ont une avance considérable sur l’Europe et le Japon dans la maîtrise de l’écosystème[vii], dans la mesure où l’Europe ne dispose pas d’une industrie lui permettant d’avoir des composants souverains pour combler ses besoins. Le Japon quant à lui semble jouer un rôle de second plan avec une maîtrise partielle de son environnement en engageant une politique de rattrapage. La capacité à être autonome de la conception à la réalisation est un véritable atout stratégique. À titre d’exemple et en raison de l’augmentation de la demande mondiale en composants et supercalculateurs, la Chine arrive à capter la mise en production des sociétés américaines et européennes. La Chine étant réputée pour être une industrie de la copie, les sociétés qui leur confient des contrats s’exposent à un pillage technologique d’envergure risquant de rendre la filière captive.
Deux autres enjeux techniques majeurs viennent s’additionner aux trois précédents et concernent l’optimisation de la puissance énergétique et des besoins en refroidissement, corollaires du calcul à haute performance et des lois de la physique. En effet, plus les supercalculateurs sont puissants, plus ils sont énergivores et plus ils dégagent de chaleur. Un des défis de l’amélioration de la puissance de calcul passe par le développement de composants moins demandeurs en énergie et qui consommeront moins d’énergie également matière de refroidissement. L’optimisation de la puissance énergétique permettra de construire des systèmes de plus en plus complexes et de plus en plus performants.
En définitive, la présence d’acteurs étrangers qui œuvrent au développement du calcul de haute performance européen n’est-elle pas en contradiction avec la volonté de l’Union Européenne d’atteindre son objectif de leadership ? L’Europe n’est-elle finalement pas malgré elle une zone d’expansion pour les appétences étrangères ? La Commission Européenne devrait se recentrer sur un système de gouvernance paneuropéen plus protectionniste vis-à-vis de la provenance des financements et des composants, puisque ceux-ci impliquent nécessairement une contrepartie dans la guerre informationnelle que se livrent les acteurs emblématiques.
Marion Rey
Notes
[i] Article 8 du Règlement (UE) 2018/1488 du Conseil de l’Union Européenne du 28 septembre 2018 établissant l’entreprise commune pour le calcul à haute performance européen : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32018R1488&from=EN
[ii] Site de la Commission Européenne, The European High Performance Computing Joint Undertaking – EuroHPC, 29 septembre 2020, https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/eurohpc-joint-undertaking
[iii] Blog IBM, The EU Path to High Performance Computing Leadership, Alessandro Curioni, Vice-président Europe et directeur de la recherche chez IBM à Zurich, 4 mai 2017, https://www.ibm.com/blogs/policy/eu-path-high-performance-computing-leadership/,
[iv] ETP4HPC Annual report 2019 : https://www.etp4hpc.eu/pujades/files/RA-ETP4HPC19_web.pdf
[v] Communiqué de presse du CEA, Le CEA et le BSC coordonnent leurs efforts pour renforcer le calcul haute performance européen, 30 juillet 2015, https://www.cea.fr/presse/pages/actualites-communiques/institutionnel/cea-bsc-renforcer-calcul-haute-performance-europe.aspx
[vi] Conseil d’administration de BDVA, 11 octobre 2020, https://www.bdva.eu/board-members
[vii] BERARD Benoît, FAYOLLES Clovis, PAHUD Benoît, Guerres économiques pour l’intelligence artificielle, V.A. Éditions, Collection Guerre de l’information, Versailles, 2018
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