Ahmed, j’en ai marre ce soir, par où la commencer cette histoire ? Il n’y a pas de début, et je ne vois pas la fin.
Une petite semaine sans nouvelles, tu es revenu à la maison, tu m’as dit « j’ai essayé tous les jours ». Je sais Ahmed. Tout ça on n’en parlera pas, parce qu’on est juste content de se revoir. Je me suis inquiétée pour toi, mais ça tu le sais.
On se parle de ce qui s’est passé à la maison durant tes jours d’absence. Ahmed, tu as toujours le sourire, comment tu fais ?
Je te raconte que de nouvelles personnes sont arrivées parce qu’ils se sont fait jetés d’autres pays, je te raconte que ton ami est en prison, je te raconte qu’Amin est reparti en Allemagne récupérer ses dernières affaires. Je te raconte que je n’ai pas de nouvelles de ton autre ami qui a essayé aussi hier soir.
Le plus drôle, c’est qu’on finit par trouver ça drôle.
Je t’ai parlé de ton pays en feu à cause d’un dictateur fou. Ca tu le sais. Tu me racontes que ton frère est en fuite, recherché par la police parce qu’il a manifesté contre lui., c’est ton père qui est en prison à sa place jusqu’à ce qu’ils le retrouvent. Tout à coup, tu ne souris plus, moi non plus. Je comprends ce qui t’a fait fuir.
Je te tends mon téléphone, appelle ta famille. Tu ne le feras pas, je le sais. Personne ne le fait, vous avez trop honte de dire que vous êtes toujours à la rue. Moi je me mets à la place de ta maman, elle voudrait tellement savoir que tu es toujours en vie.
Je voudrais pouvoir l’appeler moi-même, qu’est ce que je pourrais lui dire, on t’accepte pas ici. On va se taire. Tu as sans doute raison.
Comment lui expliquer à ta maman qu’on n’accepte pas son enfant chéri?
Nasir, il y a quelques mois c’était toi qui était assis à côté de moi. On parlait du stress que vous avez tous. Et je ne sais même plus comment on a fini par parler du Soudan. J’étais étonnée, tu étais le premier à m’en parler. Ta capture par les passeurs. La soif en plein désert. Les litres d’essence mélangés à de l’eau qu’on t’a fait avalé pour te rendre fou et malade. Les tabassages. La rançon, l’argent que tu n’avais plus. Tes coups de téléphone à ta famille pour les supplier de te le donner pour être libéré.
Tu me souris, tu me fais écouter une chanson, tu me fais un thé, et tout sera oublié.
Malii, il y a 2 ans quand tu étais encore à la maison, elle m’avait intrigué ton énorme cicatrice sur le pied. On n’en a pas parlé jusqu’à ce tu me dises « j’ai sauté du 3ième étage ». Comment on peut sauter du 3ième étage si c’est pas pour se suicider ? C’était pas un suicide, au contraire c’était une fuite vers la liberté.
Des mois que tu étais en prison en Libye, quand tu as sauté pour t’échapper les gardiens ont tiré, comme on tire sur des lapins. L’ami qui a sauté avec toi est mort sous tes yeux.
Malii, où as-tu trouvé la force de marcher jusqu’à moi ?
Alem, ma sœur, c’est toi qui a appelé l’ambulance il y a un peu plus d’un an, celle qui m’a sauvé la vie. T’aurais sans doute voulu en sauver plus des vies. T’aurais sans doute avoir pu retenir les personnes qui sont tombées de ton rafiot quand tu as traversé la Méditerranée.
Tu m’avais dit « elle sont mortes noyées ». Alem, si on avait pu aller au fond de la mer les rechercher, on y aurait été ensemble.
Vous êtes enfin arrivés aux portes de l’Europe. Je pourrais essayer de vous aider du mieux que je peux, je pourrais vous aimer du mieux que je peux, je pourrais essayer de vous protéger du mieux que je peux, mais on va vous détester, on va vous rejeter, on va vous insulter, on va vous maltraiter, on va vous faire avoir de faux espoirs, on va vous traquer avec des chiens comme des animaux, on va vous enfermer, on va vous expulser.
Et moi, j’ai tellement, mais tellement honte.