Avec une préface d’Anne Doquet (IRD)
Peux-tu nous présenter rapidement ton livre ?
C’est le récit d’une rencontre, celle avec Alecks, un cireur de chaussures de La Paz, alors que je passais 24h dans la capitale bolivienne ; c’était en 2006, j’étais en vacances au Chili. Comme je parle espagnol, j’ai engagé la conversation, puis lui ai donné l’équivalent d’une journée de travail (environ 3 euros). A ma grande surprise, alors qu’il venait de démarrer, il a plié son matériel et décidé de passer la journée avec moi. Il m’a alors fait visiter la ville, telle qu’il imaginait qu’une touriste voulait la découvrir, pour moi, ce qui était important, c’était juste de passer la journée avec un Bolivien… En 2009, devenue docteure en anthropologie, je suis retournée à La Paz pour le retrouver et enquêter sur les cireurs cagoulés. Bien sûr, je n’avais pas perçu toutes les ambiguïtés contenues dans ce retour. Puis j’ai de nouveau séjourné en Bolivie en 2012.
Le livre s’achève avec cette enquête de 2012. As-tu depuis des nouvelles d’Alecks et des « personnages » qui émaillent tes récits ?
Je suis retournée en Bolivie en 2016. Le manuscrit avait déjà été remis à l’éditeur. En 2016, Alecks a été exclu du centre-ville, par les associations de cireurs et la police parce qu’il buvait ; c’est interdit. Il a abandonné sa femme Alejandra et ses 6 enfants. Elle cire, ils sont mal scolarisés. « Se ha perdido » me dira Frantz pour signifier qu’il a cédé à ce qu’ils redoutent tous : l’alcoolisme. En 2018, j’ai appris que Rita Coleth, sa fille aînée, était cireuse. Elle ne sait pratiquement pas lire alors que ses parents sont bacheliers…
Sinon, après mes différents séjours, la cagoule a engendré de nouvelles relations : l’attrait qu’elle avait pour les touristes s’est formalisé : des objets divers, comme des magnets représentant des cireurs masqués, ont fait leur apparition dans les boutiques à touristes et se sont développées des visites de La Paz accompagnées par des cireurs.
Est-ce un livre « universitaire » ?
Non, pas du tout ! Enfin, je dois nuancer un peu, c’est une enquête, de la recherche et je suis anthropologue mais déjà, l’écriture ne correspond pas aux « canons » académiques. C’est une des forces des éditeurs non-universitaires que de nous emmener vers un public plus large que le petit monde de la discipline et à envisager en amont ces autres lecteurs. Charles-Henri Lavielle, un des deux éditeurs d’Anacharsis m’a dit très tôt : « Je veux un texte court et nerveux !» Concrètement, le premier manuscrit comptait 850 000 signes, le livre 430 000 environ… Je salue au passage l’énorme travail de correction réalisé par Eric Chauvier, Charles-Henri Lavielle, Frantz Olivié, pendant plus d’un an, qui a permis de bonifier le texte.
D’emblée, avant même d’avoir pensé à l’éditeur, j’ai rédigé un récit. Et la force du récit, c’est que cela fonctionne bien, cela rend le texte accessible à tous. J’ai même des retours d’octogénaires qui m’ont dit que cela se lisait très facilement ! Cela évite aussi d’une certaine manière de jargonner…
Tu veux dire que tu n’aurais pas soumis le même texte à un éditeur universitaire ?
C’est évident ! Je me serai certainement conformée à des normes, réelles ou supposées d’ailleurs ! Je me souviens que, dans un livre sur la thèse, Howard Becker s’étonnait du conformisme de ses étudiants en décalage total avec l’originalité de leurs travaux postérieurs. Là, je me suis lâchée, mon écriture était sans contrainte et les chroniques fictives d’Alecks ont pu surgir. Je ne pense pas que j’aurais été si audacieuse avec des presses universitaires…
Tu évoques un « large public » et pourtant, tu poses beaucoup de questions épistémologiques ?
Ce n’est pas contradictoire. Je n’aime pas les idées de « grand public », de « vulgarisation » parce qu’elles recèlent une part de mépris : les lecteurs seraient trop incultes pour comprendre alors il faudrait leur servir du low cost… Je ne renonce pas à la rigueur de l’enquête et de la pensée mais cherche par l’écriture à les rendre accessibles. Ecrire de façon simple, ce n’est pas simplifier, voire appauvrir la pensée. Après, il y a plusieurs niveaux de lecture, on peut le lire comme un « récit d’aventures » ou s’intéresser davantage aux questions épistémologiques en effet… Ce n’est pas nouveau, le lecteur est toujours libre.
Revenons à ces questions épistémologiques. Tu insistes notamment sur l’imagination.
C’est une question un peu taboue car contradictoire avec la dimension scientifique de notre travail. Et pourtant… Les littéraires sont plus prolixes que nous sur la question, qu’ils se posent depuis fort longtemps ! J’ai lu récemment dans le dernier roman d’un auteur catalan que j’aime beaucoup, Enrique Vila-Matas, ceci : «… pour moi, vivre, c’était construire des fictions. Il y avait en plus de multiples raisons de poids pour affirmer que n’importe quelle version narrative d’une histoire réelle est toujours une fiction. A partir du moment où on ordonne le monde avec des mots, sa nature se modifie… » (Cette brume insensée, 2020, p.200.) Cela me semble être un concentré de l’ethnopragmatique et de Goffman, en version littéraire. Au lieu de l’occulter, j’ai choisi d’explorer et d’assumer cette part de fiction, de la questionner grâce à un procédé littéraire : mettre en miroir les chroniques fictives d’Alecks et les miennes. J’ai décidé d’écrire ses chroniques, pour faire apparaître son point de vue et le point de rencontre de nos points de vue qui est la relation.
Les questions d’écriture ont l’air fondamentales pour toi ?
Elles le sont ! Mais c’est aussi la marque de fabrique de « l’anthropologie bordelaise » non ? J’ai entendu Eric Chauvier dire que chaque enquête suscitait un type d’écriture spécifique. J’aime bien cette idée. Enquêter, ce n’est pas une fin en soi : il faut aussi réfléchir à comment restituer l’enquête au plus près de ce qui s’est passé. Dans ce livre, j’ai réfléchi notamment aux temps de l’écriture, le « ici et là-bas » de Geertz. Il se trouve que j’ai rédigé des textes à La Paz, dans la tension du présent et de l’émotion, d’autres en France. J’ai pris la mesure du décalage entre écriture sur le vif ou différée. J’ai souhaité en rendre compte. La question des choix que nous opérons me taraudait aussi. C’est pourquoi j’ai choisi de juxtaposer et donc de confronter écritures chronologique (le récit) et « analytique » (la dernière partie du livre). Avec l’idée que chaque choix est une amputation. Je voulais montrer ce dont il nous prive.
Tu évoques peu dans le livre un dispositif intéressant qui est le financement participatif. Que peux-tu nous en dire ?
Au départ, il y avait bien sûr une dimension financière mais à l’arrivée, ce n’est pas ça le plus intéressant. Une des « contreparties » consistait à envoyer par courrier électronique des chroniques tous les 2 ou 3 jours : l’effet un peu inattendu était l’obligation d’écrire et d’enquêter. C’était stimulant. Ces chroniques ont constitué en grande partie la matière du livre. Et puis, il y avait les interactions en direct avec les lecteurs : idées, pistes, commentaires… Eux ont apprécié la tension de la recherche en train de se faire. Cela m’a permis de parfois surmonter l’ennui ou le découragement. Et il y a eu un effet pas du tout calculé de promotion en amont : le livre était de fait attendu !
Maintenant que le livre est publié, as-tu des regrets ou des craintes ?
Des regrets, non. Il ne faut pas, j’ai eu l’occasion de retravailler suffisamment le texte. Des inquiétudes ? En effet, quelques-unes… Par exemple, je n’ai peut-être pas été assez rigoureuse sur les questions linguistiques : je peux communiquer en espagnol, mais je ne maîtrise par les particularités locales, l’argot, certains codes… Alors, ai-je bien compris ou fait des contre-sens ? Il y a d’autres codes qui m’étaient étrangers donc certaines situations n’ont pu que m’échapper… Et puis, j’ai de nouvelles idées ou interprétations qui surgissent aujourd’hui encore. Mais cela, c’est normal. Il faut savoir poser le mot « fin » mais « L’enquête est vouée à continuer » ! (Eric Chauvier) Enfin, il y a l’angoisse de tout auteur : si j’ai pour l’instant des retours très enthousiastes, je sais aussi que la partie n’est pas gagnée. Il faut que le bouche-à-oreille fonctionne mais aussi que les libraires repèrent le livre, que les médias en parlent… Je n’ai aucun contrôle sur la situation alors je croise les doigts et ronge mes ongles…