Si l’individu qui est le support du citoyen ne s’appartient plus, n’est plus propriétaire de soi, de quoi le type de citoyenneté proposé par Emmanuel Macron est-il le nom sinon de l’asservissement ?
À la différence des annonces concrètes directement relatives à l’instauration du couvre-feu et aux nouvelles sollicitations de la « pompe à phynances » chère à Ubu, certains éléments de langage employés par Macron dans son intervention du 14 octobre dernier ont trop peu retenu l’attention des commentateurs alors qu’ils le méritaient amplement. Ils se révèlent en effet idéologiquement imprégnés et porteurs d’une conception pour le moins problématique de la liberté individuelle qui a de quoi inquiéter tous ceux qui y sont véritablement attachés.
Mais avant d’y venir, il faut faire un sort à une expression non moins troublante qui a fleuri dans les médias pour une nouvelle fois qualifier la posture en l’occurrence adoptée par le Président de la République : celle de « père de la Nation ».
PÈRE DE LA NATION, INFANTILISATION ET PUNITION COLLECTIVE
Si le chef de l’État surjoue la figure éculée et paternaliste de père de la Nation, il s’ensuit fatalement que les citoyens sont réduits à l’état infantilisant de mineurs irresponsables dont le sort dépend avant tout des protectrices décisions du chef suprême.
Et c’est bel et bien ainsi que Macron s’est comporté en nous enjoignant d’« ouvrir les fenêtres plusieurs fois par jour », de sans cesse « se laver les mains », et d’être moins de six au sein de leur « bulle sociale » (superbe expression !) privée : ils n’auraient pas songé à le faire d’eux-mêmes !
Mais il y a pire. Le père de la Nation s’est mué en « père sévère » (Lacan) et père fouettard en décrétant un couvre-feu draconien et indifférencié, aux allures de punition collective, ce degré zéro de la responsabilité politique, infligée aux grands enfants inconscients que nous serions tous.
Il fait ainsi payer cher à tout le monde sa propre impéritie et imprévoyance estivale. Car qui a alors toléré sans sévir ces méga-clusters que furent rave party sauvages et rassemblements tribaux sur les plages ? Qui a sans cesse seriné que pratiquement seuls, les plus âgés pouvaient mourir du virus – donnant l’illusion aux plus jeunes qu’ils étaient dotés de super-pouvoirs les rendant invulnérables et inoffensifs ?
Pour tardivement réparer les dégâts qu’il a provoqués, le pouvoir politique a du coup préféré priver tout le monde, et d’abord les personnes responsables, de libertés individuelles élémentaires (moins celles de « faire la fête » que, dans le spectacle et l’hôtellerie-restauration, de pouvoir travailler). Alors qu’il eût mieux valu sévir seulement mais durement contre les irresponsables ne respectant pas rigoureusement les gestes barrières.
LE LIBRE INDIVIDU ENTERRÉ PAR LE CITOYEN SOLIDAIRE
Venons-en à ce chef-d’œuvre de rhétorique néo-solidariste et citoyenne qu’est le passage censé donner tout leur sens aux mesures punitives et infantilisantes :
« On s’était habitués à être une société de libres individus. Mais nous sommes une nation de citoyens solidaires », suivi de « Une nouvelle communauté est en train de se constituer en France ».
Tout en opposant Nation à société, mais surtout « libre individu » et « citoyen solidaire », la présence du Mais au milieu de l’énoncé principal annonce clairement que le second serait en antinomie avec le premier, et doit désormais s’y substituer. On pourrait dauber sur le fait que sous le régime de l’hyper-réglementation bureaucratique et de l’oppression fiscale, se sentir libre individu relevait en partie du rêve, tandis que grâce aux effets anesthésiants de l’État-providence tutélaire, nombre d’individus ont régressé au stade… infantile de la servitude volontaire et de la mise perpétuelle sous assistance.
Sur le fond, comment imaginer que des citoyens ne soient pas d’abord – ontologiquement, anthropologiquement et moralement – des individus ? Et si possible d’authentiques libres individus, à savoir des individus rationnels chacun responsable de lui-même et non pas des zombies écervelés soumis à leurs caprices passagers et incapables de s’astreindre à quelque autodiscipline ?
La citoyenneté, quant à elle, ne vient qu’ensuite. Ce n’est pas d’elle que provient la liberté première de l’individu, mais c’est elle qui l’habille socialement et en principe la garantit en la déclinant en d’indispensables droits et obligations, qui donc règlent la relation aux autres citoyens et la participation aux affaires publiques : telle est la grande et indépassable leçon de John Locke.
Pour que la liberté individuelle s’en trouve renforcée et non pas amoindrie, encore faut-il que le citoyen ne se définisse pas par une appartenance soumise et excessivement inclusive à la cité ou la Nation.
Si celles-ci sont conçues comme des totalités auxquelles le citoyen appartient au sens où elles en seraient les propriétaires pouvant en disposer à leur guise (on peut craindre que ce soit le cas dans la perspective de Macron !), si donc l’individu qui est le support du citoyen ne s’appartient plus, n’est plus propriétaire de soi, de quoi ce type de citoyenneté est-il donc le nom sinon de l’asservissement ? Car il n’est alors plus qu’une particule élémentaire dont les libertés (en ce moment, celles d’aller et venir sans agresser quiconque) dépendent du bon plaisir du Prince.
LES AMBIVALENCES DU SOLIDAIRE
Le citoyen de Macron ne s’oppose pas seulement au libre individu mais est en outre décrété solidaire.
Voici donc à nouveau mobilisée l’idée de solidarité, usée jusqu’à la corde tant la doxa contemporaine en a abusé pour l’appliquer aussi aux causes les plus douteuses, par exemple la redistribution forcée.
Au demeurant, elle n’a rien de spécifiquement moral : nazis, mafieux et djihadistes étant solidaires entre eux. Et pourquoi devrait-on être forcément solidaire à sens unique de concitoyens insolidaires, irresponsables, ou qui veulent notre peau ou bien ne songent politiquement qu’à nous dépouiller ?
Cela dit, dans l’actuel contexte de catastrophe sanitaire, c’est la moindre des choses que l’être activement envers les victimes du virus et les personnes les plus vulnérables.
Mais cela doit relever d’une solidarité volontaire, conditionnelle – en s’abstenant déjà de nuire aux autres en leur faisant courir des risques. Dans cette perspective, un libre individu peut parfaitement être aussi un citoyen solidaire et peut-être est-il seul à pouvoir l’être. Mais n’aurait-il pas été plus judicieux d’en appeler à une responsabilité de soi, qui s’ouvre logiquement sur le souci des autres ?
Où donc était passé le chantre de l’émancipation individuelle, donc d’un libre individu « en même temps » citoyen et solidaire ? Que Macron vienne le 21 octobre d’invoquer une « communauté de citoyens libres » est de meilleur aloi, sous condition que ladite communauté ne recouvre pas insidieusement une société de contrôle social intrusif et de mise sous tutelle des libres individus.