Chroniques d’un anthropologue au Japon (27)

Distances sociales (1)

Lundi 2 novembre 2020, 21h25. Gare Hankyu Osaka-Umeda. Je me rue dans le train pour trouver une place assise. Ma femme juge ce comportement puéril et ridicule. Je jauge la configuration du wagon. Mes critères sont, deux places assises côte à côte, de préférence à distances des personnes que je soupçonne ivres ou désagréables. Deux places libres qui répondent à mes conditions. Nous nous asseyons. La présence d’un homme âgé en face de moi, me gêne pourtant sans savoir tout se suite pourquoi. Il porte une casquette et sa tête baissée empêche de voir son visage. Je m’aperçois qu’il porte des gants en plastique jetables. Ses mains sont rouges et gonflées, et le plastique mouillé par la transpiration forme des auréoles sur sa peau. Je glisse à ma femme « encore une victime du Corona ». Petit sourire ironique. L’homme lève la tête et croise une seconde mon regard. Il porte un « Abe no mask ». Je détourne les yeux immédiatement, choqué. Au Japon, personne n’a jamais daigné porter cette drôle de chose, distribuée par le gouvernement d’Abe, qui, en plus d’avoir coûté des millions à l’Etat, était très mal conçu. Trop petit, mal cousu, on dit également qu’il contiendrait des poils (hérésie !) égarés lors de leur confection. Ne pas porter d’« Abe no mask » est juste signe de bonne santé mentale ici. Une femme entre dans le train, et va s’assoir près de l’homme. Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle devrait le fuir si elle ne veut pas d’histoires. L’homme commence à regarder la femme avec de gros yeux. De haut en bas. La femme gênée s’évente en regardant droit devant elle. La scène dure quelques secondes. Puis l’homme finit par se lever. Il agite la tête comme pour dire « c’est scandaleux », puis s’en va rejoindre une poignée de train, debout. Je comprends alors qu’il est tout naturellement en train de respecter ce qu’ils appellent la distanciation sociale.

Rémi Brun