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Conspirationnisme(s)

Publié le 19 novembre 2020 par Jean-Emmanuel Ducoin

Conspirationnisme(s)Une démocratie rongée de l’intérieur…

Complot. S’ils mènent parfois quelque part, les raccourcis sont trompeurs. Toujours cette impression de manquer l’essentiel ou d’abandonner quelqu’un. Les frustrations, l’humiliation, l’injustice déchaînent la contagion et la surenchère des violences. Et elle nous paraît lointaine cette brûlure de l’histoire qui enflamme les peuples sur des lignes de front idéologiques que nous regardons avec une sorte de fatalisme résigné. Nous jouons avec les concepts, comme aux osselets : chacune de nos peurs a droit à sa case bien rangée dans la bibliothèque de nos idées, berceau doré où l’on s’endort d’intranquillités. Tels des derviches en toupie, nous tournons en rond. Entre le Covid-19 et les perspectives de vaccin, les attaques terroristes, la défaite de Donald Trump, la mort sociale programmée de centaines de milliers de travailleurs, etc., les théories conspirationnistes foisonnent dans le débat public. Ces phénomènes détestables n’ont pas de quoi nous étonner, bien au contraire. À condition de ne pas confondre la critique vive et la déconstruction impitoyable de ce qui nous environne avec ­l’esprit étriqué de «complot mondial» guidé par des mains invisibles. Le bloc-noteur le sait trop: dans les périodes de crises majeures, où les repères individuels et collectifs se perdent dans le chaos et l’à-peu-près, les «théories» conspirationnistes offrent des «clés» de compréhension, certes simplifiées à l’extrême, mais néanmoins «palpables» et immédiatement «classifiables» pour juger à la va-vite des événements qui nous paraissent incontrôlables, ­intolérables… et, par définition, inexplicables en grande partie.

Détresses. Drame de notre époque, qui s’essouffle à courir n’importe où. Mais réfléchissons un peu. Le plus surprenant est-il vraiment le surgissement symptomatique dans le paysage des réseaux sociaux du film Hold-up, pour qui la pandémie de Covid-19 se résume à une tentative de «dématérialiser l’argent au travers de nanoparticules activées par le biais du déploiement de la 5G, et injectées par des vaccins contre le Covid-19 (ou des épidémies ­futures) chez les citoyens, dont les libertés individuelles seraient par conséquent supprimées»? Après tant d’atermoiements du gouvernement français, après tant d’accommodements à la réalité pour masquer les ratages, comment ne pas imaginer toutes les formes de complot? Pour un peu, la vraie question serait plutôt: pourquoi ce film dangereux survient-il si tardivement? Dans de telles circonstances surréalistes, le recours à ces procédés peut passer pour une échappatoire. Place aux détresses intellectuelles, à la séduction de l’apaisement: trouvons des coupables, puisque nous sommes tous des victimes supposées. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès détaillait, cette semaine, ce qui court dans les têtes, de manière faramineuse: «Du coronavirus, qui aurait été fabriqué dans un laboratoire chinois au port obligatoire du masque qui en fait serait un rituel pédo-satanique, en passant par les fermetures de restaurants et de bars à Marseille dont la vraie motivation serait de se venger du professeur Raoult, le développement des théories conspirationnistes a connu une forte augmentation. Et l’assassinat du professeur Samuel Paty aurait été commandité par l’État pour décrédibiliser la religion musulmane et/ou justifier encore davantage la mise en place d’un couvre-feu…»

Chevet. Quand s’écroule un imaginaire politique moderne hérité du sens de l’histoire, de confiance dans l’avenir prométhéen de l’humanité et d’espoir de justice, quand les inégalités explosent et que la raison ne maîtrise plus nos destins, quand l’autorité des institutions s’effondre à ce point, dans quelle démocratie vivons-nous, sinon une démocratie rongée de l’intérieur par une société travaillée par la peur ? Le généticien Axel Kahn se demande: «Qu’avons-nous manqué, nous les scientifiques et intellectuels de mon âge, pour laisser se développer un tel désastre?» Camus disait: «Faites attention, quand une démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet, mais ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles.»


[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 20 novembre 2020.]


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