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CATAPULT Résidence d’Artiste à la Maison – Natusha Croes (Aruba)

Publié le 23 novembre 2020 par Aicasc @aica_sc

CATAPULT Résidence d’Artiste à la Maison – Natusha Croes (Aruba)À la lumière de l’impact sévère de la COVID-19 sur les créatifs et le secteur des arts, un fonds de 320 000 USD de l’Open Society Foundation a été octroyé à l’American Friends of Jamaica, en collaboration avec Kingston Creative et The Fresh Milk Art Plateforme, en soutien aux artistes, créatifs et praticiens culturels de la région des Caraïbes.  Ces fonds constituent le programme CATAPULT | A Caribbean Art Grant qui, à travers six différentes initiatives, fournit directement, pendant cinq mois, un soutien financier à plus de 1000 artistes travaillant sur les thèmes de la culture, des droits de l’homme, du genre, des LGBTQIA + et de la justice climatique.

Une de ces initiatives est la Résidence d’artiste à la maison (Stay at Home Art Residency – SHAR). Vingt-quatre artistes lauréats, de treize territoires distincts, touchant les quatre aires linguistiques de la région (Anglais, Espagnol, Français et Néerlandais) sont dispatchés en trois groupes.  Le premier groupe vient de finir sa résidence. J’ai eu l’honneur et la chance de faire partie des curateurs-visitants.

Je suis donc entrée virtuellement dans l’atelier de l’artiste Natusha Croes.

Née en 1991 à Oranjestad, Aruba, Natusha Croes a une véritable fascination pour le chant et les instruments de musique, ce qui va marquer ses premières créations.  Elle a étudié les arts plastiques encore adolescente à l’Atelier 89 à Aruba, suivi du diplôme de Baccalauréat en Arts audio-visuels à l’Académie Gerrit Rietveld, à Amsterdan et d’un Master of Arts en Performance Art, au Goldsmith College de Londres. Elle a participé à des résidences en Aruba (2015, Caribbean Linked III) et à Berlin (SomoS’,2017).

Son travail actuel dérive de TACTUS, une création où elle explorait les possibilités sonores de la rencontre entre son corps et des formes de cactus qu’on trouve dans certains environnements de son île. Les épines activaient des sons, créant des rythmes sur lesquels l’artiste chantait et jouait. La performance a été enregistré dans une courte vidéo.  C’est cette attention particulière portée à la nature d’un lieu spécifique, celui où elle a grandi, qui anime ses recherches actuelles.

CATAPULT Résidence d’Artiste à la Maison – Natusha Croes (Aruba)

1. Natusha Croes – TACTUS capture écran vidéo, courtoisie de l’artiste

Ses grands-parents maternels ont quitté l’ile de Madère pour le Venezuela, puis le Venezuela pour Aruba. Natusha nait à Aruba de père néerlandais.  Élevée par sa mère et sa famille maternelle, dans une ambiance plutôt luso-hispanique, son background culturel contraste avec un physique visiblement néerlandais. Pourtant la langue néerlandaise ne fait irruption dans sa vie qu’à l’école primaire. A la maison on parlait espagnol-portugais et papiamento. Il lui a fallu donc apprendre à l’école cette nouvelle langue, une nouvelle façon d’être au monde aussi. Après le collège, elle part à Amsterdam pour étudier ; revient, repart, fait des résidences ; au total reste sept années à l’extérieur, et revient au pays guidée par le besoin de renouer avec l’espace.

Singulièrement, avant la mixité culturelle, ses recherches se portent sur l’espace physique, lui-même hybride entre terre et mer, avec des formations rocheuses formant des strates qu’il va falloir essayer de ressentir-comprendre. Comme d’autres guettent l’identité dans l’histoire ou dans la mémoire collective, elle traque dans le contact avec l’environnement, la mémoire des pierres, des coquillages, des feuilles, de l’eau ; la mémoire enfouie dans la terre, une mémoire qui se compte en millions d’années. Le genre de mémoire dont parlent souvent les peuples amérindiens pour lesquels le monde de l’homme ne s’est jamais coupé du monde naturel.

Partant de l’idée du toucher qui était déjà présente dans TACTUS , Natusha crée CARICIA, un projet pour caresser la terre, pour en prendre soin,  pour honorer comme elle dit. Le mot est beau et exact. Du moins du point de vue de cultures ancestrales bien antérieures à la colonisation.

La situation à Aruba en général est précaire, la sienne l’est particulièrement, mais des bourses telles que celle de la Fondation FARPA ou d’UNOCA  lui permettent de commencer son projet : avoir un atelier, une équipe et du matériel de filmage.

La COVID aura mit un frein au projet. En confinement elle ne peut pas maintenir l’équipe de tournage et il n’est plus possible d’arpenter l’ile en quête de ces endroits isolés où elle trouve que la connexion avec la terre est plus forte ; Disposer d’un atelier lui permet en revanche de ramasser du matériau et le ramener chez elle :  feuilles, fongus, terre, coquillages, roches, un peu de tout, comme pour ramener le littoral à la maison. C’est à cette période qu’elle reçoit le soutien de la bourse Catapult. Confinée à l’atelier, Natusha commence à développer des actions « one to one » dédiées à des personnes qui n’ont peut-être pas la même mobilité qu’elle.

CATAPULT Résidence d’Artiste à la Maison – Natusha Croes (Aruba)

2. Natusha Croes, CARICIA, courtoisie de l’artiste

La simplicité de ses gestes artistiques et de ses artefacts me font penser à Lygia Clarck (Belo Horizonte, 1920 – Rio de Janeiro, 1988), précisément à la petite pierre que Lygia avait trouvé un jour sur son chemin en plein Paris et dont elle parle à Helio Oiticica (Rio de Janeiro, 1937-1980) avec excitation (Lygia Clark e Helio Oiticica, cartas 1964-1974). Petite pierre qu’une fois équilibrée sur un sachet gonflé d’air devient l’œuvre Pedra e ar (1966) et permet de ressentir la relation entre poids et mouvement.  C’était le début d’un chemin qui a amené Lygia à l’art thérapie. Cela me semble être un cheminement possible pour Natusha car la jeune artiste a fait du bien-être une partie intrinsèque de sa pratique, et de l’acte artistique un acte de soin.

Des travaux où Natusha dispose feuilles et roches sur le sol de son atelier font aussi penser à Margarita Azurdia (Antigua,1931- Guatemala City 1988.) et son installation  Favor quitarse los zapatos (1970) . C’était une suite de petits monticules irréguliers de sable mouillé disposés sur le sol d’une salle, que le public devait traverser les pieds nus. Dans des vidéos-performances où Natusha chante ou déclame de la poésie, je vois l’écho d’autres œuvres d’Azurdia qui mélangeaient poésie, performance et sculpture, sur fond de mythes religieux hybrides, et parfois fictionnels, comme dans son œuvre Homenage à  Guatemala (1971-1974). L’idée d’hommage n’est pas indifférente d’ailleurs, à la révérence avec laquelle Natusha aborde l’espace.

Un état de révérence comme dit Natusha qui la rapproche aussi, et c’est bien entendu la référence la plus évidente dans ses performances, à Ana Mendieta (La Havane, 1948- New York, 1985), surtout dans la série des Siluetas  : même besoin de renouer avec la terre, sa terre. Même quête de connexion. Et en voyant Natusha immergée entre eau et algues, on pense aussi aux actions d’Anna Halprin (Winnetka, 1920) dans la nature.

La période d’études en Europe est vécue comme une rupture. C’est un peu l’histoire de tous les jeunes caribéens. A un moment donné il faut partir, une fois là-bas, pourquoi revenir ? Entre attraction et répulsion, ceux qui choisissent le retour sont ceux pour qui l’attraction est la plus forte. Ils veulent rendre l’amour reçu, comprendre la réjection aussi.  Natusha s’étonne : « je voulais tellement revenir, et maintenant je dois me battre pour rester. »

Parce qu’elle se veut en intime communion avec son île, Natusha caresse des roches, nage à contre-courant pour entrer dans le sol, comblant l’écart entre elle et l’île, tout en douceur, respectueusement, afin d’honorer le lieu.

La jeune artiste dessine, installe, performe, crée des traces, écrit une histoire, chante, danse, ressent, rien de bien spectaculaire, et c’est bien cela qui m’attire :  une pratique aux antipodes du spectaculaire. Elle chantonne en espagnol, en anglais, caresse la terre en toutes ses langues. Et c’est d’amour qu’elle parle quand elle raconte le retour au pays natal : « j’étais tout partout comme un amoureux fou ».  Aruba est une île, la première chose qu’elle redécouvre est donc l’eau. Elle dit se laisser porter, se déplacer. J’entends retrouver une mémoire embryonnaire; ne naissons-nous pas dans le liquide ? d’un liquide ? Pour l’instant elle caresse des roches. Je me dis qu’elle touche du bout du doigt le fond des âges.

Ana Mendieta aussi faisait l’amour à sa terre. Elle aussi est partie de points précis, endroits qu’elle croyait chargés de pouvoir, pour finir par comprendre que la connexion à l’univers se donne partout car il est justement partout.  « Créer en état de révérence » dit Natusha. C’est joliment et très exactement dit. Et c’est aussi une position radicalement décoloniale.

Remerciements aux partenaires du programme : The American Friends of Jamaica, Inc., Kingston Creative, et Fresh Milk.

Les artistes en résidence à la maison, décrivent leurs pratiques dans un blog, que vous pouvez consulter ici : https://freshmilkbarbados.com/2020/10/31/catapult-stay-home-artist-residency-blogs-issue-1-vol-1-2/?fbclid=IwAR2sJ0fuYnLZDVl6JdqEG4hXiUTwbb14tYqLpQ1FsktVp_at6_3ZOn2Q8hw

Matilde dos Santos


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