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Polémique autour des fermes-usines : le cas de la « Ferme des Mille Vaches »

Publié le 28 novembre 2020 par Infoguerre

Vaches, Bovins, Ferme, Rural, Agriculture, L'Élevage

Le terme de « ferme-usine » est un concept non officiel apparu aux Etats-Unis pour désigner des fermes gigantesques pouvant dépasser 35 000 vaches laitières 1. Ce modèle d’agriculture industrielle et intensive s’est ensuite développé partout dans le monde principalement en Nouvelle-Zélande et en Chine. En Europe, les Allemands et les Hollandais ont largement répandu ces fermes. Ces derniers ont été soutenus notamment par la Politique Agricole Commune.

Depuis 2010, la France connait une multiplication des projets de méga-fermes, révélant de profonds changements dans ce secteur en déclin, concurrentiel, constamment pointé du doigt par les consommateurs, les médias, les associations et les pouvoirs publics. Deux ans plus tard, le phénomène a connu de fortes médiatisations et contestations avec la création de l’exploitation laitière surnommée « la Ferme des Mille Vaches » dans la Somme.

« La Ferme des Mille Vaches », symbole de la mutation agricole française

Entre 1988 et 2016, le nombre d’exploitations, tous types de culture et de taille confondues, est passé de 1 017 000 à 436 000. Cependant, selon la taille, on constate que les grandes exploitations progressent au détriment des petites et moyennes structures. De même, les statuts juridiques, majoritairement représentés par des individuels, prennent de plus en plus la forme d’EARL et de SARL 2.

Ces constats sont révélateurs d’une réelle concentration de l’agriculture française qui devient industrielle et financière.

La « Ferme des Mille Vaches », par sa dimension, son montage financier et ses ambitions, est l’illustration parfaite de cette mouvance.

Portée par l’entrepreneur Michel Ramery et dirigée par l’ingénieur agronome Michel Welter, la ferme exploitée depuis 2014, regroupe les élevages laitiers de plusieurs producteurs sur un même site pouvant accueillir jusqu’à 1000 vaches. Sous la bannière de la SCEA « Côte de la Justice », devenue un temps la SCL « Lait-Pis-Carde », cette méga-ferme a pour objectif délibéré d’afficher une optimisation de la production : du choix des races de vaches à la distribution en passant par le choix des technologies et l’efficacité énergétique. Sa construction a été possible grâce à des subventions perçues pour la mise en place d’un méthaniseur, l’achat d’électricité et les subventions propres au secteur du BTP dont est issu Michel Ramery. Par ailleurs, détenue à 80 % par des holdings, l’entreprise est exemptée d’une partie des impôts 3.. Elle bénéficie également des soutiens du préfet et de commissions d’enquêtes favorables.

Après avoir débuté avec 150 vaches, le cheptel atteindrait désormais 860 têtes 4., bien au-delà des 500 autorisées par la préfecture de la Somme. Une trentaine de personnes y travaille selon un ratio optimisé sur le modèle américain d’une personne pour 50 vaches. Comme une entreprise, une autre partie de ces salariés est dédiée aux fonctions support de la ferme. La totalité de la production est distribuée à la première coopérative laitière belge, Milcobel, qui achetait en 2016, 200 euros la tonne de lait contre 257 euros en France. Pour contester cette agressivité sur les prix, des éleveurs de la Confédération Paysanne avaient mené une action agressive en ouvrant les vannes des camions, déversant ainsi une partie de la production laitière 5.

La ferme connait de multiples dénonciations et mobilisations pour tous ces agissements qui émanent des sphères publiques et sociétales. Elle est sous le coup de procédures judiciaires permanentes.

Forte mobilisation pour des revendications multiples

Dès son projet de construction, la ferme a suscité de fortes mobilisations orchestrées principalement par l’association Novissen, composée des riverains des villes attenantes à la ferme, et la Confédération Paysanne, soutenant une agriculture paysanne. Ces deux acteurs sont devenus les porte-paroles des dénonciations contre les fermes-usines. Ils sont rejoints par les associations de la protection animale et environnementale : Greenpeace, L214 et les Amis de la Terre. Des personnalités politiques apportent également leur soutien tels que Karima Delli et Nicolas Hulot. Barbara Pompili, actuelle ministre de la Biodiversité, a toujours manifesté son soutien à l’opposition en participant à des manifestations 6..

Les affrontements se jouent principalement sur le terrain médiatique avec la multiplication de manifestations filmées et des articles de presse. Ils interpellent les autorités publiques par des recours en justice et lors de conférences. Des dérives sont également visibles, notamment en 2013 et 2014, lorsque neuf militants de la Confédération Paysanne ont fortement dégradé les installations.

Sur cette thématique, les différents opposants, pourtant issu de sphère et d’idéologie contrastées, sont unis pour dénoncer les dérives du modèle agricole français. Ces dernières portent sur des aspects à la fois économiques, sociétaux, environnementaux et politiques.

Au niveau économique et sociétal, les agriculteurs contestent la méthode de développement de ces « firmes agricoles » 7. basée sur des montages financiers douteux. Leurs apports en capitaux leur permettent de bénéficier de toutes les subventions existantes et d’imposer leur projet. Sur un secteur, connaissant depuis la fin des quotas laitiers une crise de surproduction et une hyper compétitivité européenne, ce type de ferme tire les prix vers le bas participant à la disparition des petites et moyennes exploitations. De plus, la concentration des élevages agricoles et les investissements massifs en matériels et en technologies de pointe, entrainent une optimisation de la main-d’œuvre et donc des pertes d’emploi.

Un autre domaine fait aujourd’hui grandement débat : le bien-être animal. En effet, ces fermes-usines prônent un modèle d’agriculture hors-sol caractérisé par des animaux qui ne sortent jamais dans les pâtures. Leur alimentation serait optimisée pour apporter tous les nutriments nécessaires et garantir un certain volume de production par jour. Les races de vaches sont uniformisées et croisées afin d’être plus résistantes et ainsi éviter les maladies. En effet, les antibiotiques coutent chers. De plus, cette uniformisation des procédés et des races engendre une baisse de la qualité nutritive et gustative du lait à contre-courant des tendances actuelles. En effet, les français sont de plus en plus soucieux d’une alimentation saine, responsable et goûteuse.

Concernant l’aspect environnemental, les associations et les riverains s’inquiètent de la pollution en nitrates et résidus d’azote dans les nappes phréatiques 8.. Ils déplorent également l’empreinte carbone négative en raison des nombreux déplacements des camions et à l’importation massive d’alimentation en provenance de l’étranger.

Une incompréhension est également perçue face au positionnement des autorités publiques. Lors des dernières mobilisations de septembre 2020, la Confédération Paysanne et Novissen réclamaient l’application des sanctions judiciaires de 2019. Celles-ci imposaient à la ferme de revenir au quota maximum autorisé de 500 vaches avec 780 euros de sanction financière par jour non respecté 9.. Cependant, la préfecture de la Somme et les ministères semblent laxistes sur le sujet, multipliant les commissions d’enquête sans conclusion et laissant trainer les procédures. Cela renforce les soupçons de conflits d’intérêts et l’impression d’une ferme au-dessus des lois.

Des attitudes politiques en faveur de leur développement

Dans plusieurs projets de ferme-usine notamment celle de la « Ferme des Mille Veaux » 10., les mêmes réactions ressortent. Des manifestations éclatent, des commissions d’enquête sont demandées, des recours en justice sont lancés mais, dans la majorité des cas, les exploitants obtiennent gain de causes, soutenus par les préfectures.

Les gouvernements successifs ne semblent pas s’opposer, continuant d’instaurer des mesures facilitant la multiplication de ces exploitations.

Plus étonnant encore, ils semblent ignorés le nombre et la nature exactes de ces exploitations comme l’a souligné Greenpeace dans un rapport paru en juin 2020 11.. En 2018, l’association avait déjà fait paraitre un rapport sur le phénomène qui avait fait le buzz. Cependant les chiffres étaient faussés à cause de données erronées inscrites sur le site officiel du Ministère de la Biodiversité. Cette page n’est d’ailleurs plus consultable.

L’objectif affiché notamment par Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture de 2012 à 2017, et soutenu par la FNSEA, est la recherche d’une meilleure compétitivité à l’export et l’accès à l’alimentation pour tous.

Ségolène Royal, ministre de l’écologie, a notamment assouplit en 2016 les seuils des Installations Classées pour la Protection de l’Environnement (IPCE) 12.. Ainsi, les cheptels de vaches laitières comportant moins de 400 animaux ne sont plus soumis à l’étude d’impact et enquête publique préalable. Notons que la moyenne des exploitations laitières en France tourne autour de 60 vaches 13..

En collaboration avec le ministère de la transition écologique, Ségolène Royal a développé dès 2013 des subventions pour la mise en place de méthaniseurs. Ces derniers permettraient de valoriser les déchets organiques, produits par les animaux, en gaz et électricité. Cependant, la Confédération Paysanne émet des doutes sur les réelles retombées financières et écologiques. Le coût d’achat et de mise en fonctionnement de ces méthaniseurs nécessitent un regroupement des agriculteurs 14. pour parvenir à être rentable.

Faire preuve de transparence pour répondre aux accusations

Michel Welter utilise les mêmes canaux que ses opposants, se positionnant en victime permanente d’« agribashing » qui nuit à l’image de sa ferme, au travail réalisé par ses salariés et à leur épanouissement hors de l’exploitation.

Accusé notamment de vendre sa production à l’étranger, il affirme avoir perdu de nombreux clients tels que Biocoop, Senoble ou Agriaal, craignant pour leur réputation 15..

Selon Michel Welter, les fermes gigantesques restent incontournables pour préserver la compétitivité de la France à l’étranger. Toutefois, il soutient que son modèle agricole n’est qu’un parmi tant d’autres, et insiste sur le maintien indispensable des petites et moyennes structures.

Il joue donc sur la pédagogie et sur la transparence en multipliant les apparitions médiatiques et en invitant ceux qui le souhaitent à visiter l’exploitation pour comprendre son fonctionnement. En février 2020, le youtubeur « Etienne, agri youtubeurre » a réalisé une vidéo visitant l’intérieur de la « Ferme des Mille Vaches ». Cette vidéo, vue plus de 400 000 fois, a suscité de nombreuses réactions positives visibles dans les commentaires et les likes 16.

Dans cette vidéo, Michel Welter explique qu’il suffit simplement d’adapter et d’optimiser un process à la taille d’une exploitation. Il ne renie en aucun cas le bien-être animal, vantant le silence dans les étables et les technologies de pointe, permettant un meilleur suivi animalier. Le nombre d’employés est proportionnellement supérieur aux autres exploitations permettant à Michel Welter de s’affirmer comme créateur d’emploi. Il n’y a pas d’automatisation des processus dans la « Ferme des Mille Vaches ». Il répond ainsi aux accusations sur les conditions de vie des animaux et du travail des salariés. Il n’hésite pas à expliquer le fonctionnement de sa ferme, dévoiler l’alimentation des animaux et les quantités de lait produites 17.. Cependant, on peut noter une discrétion sur la rentabilité réelle de l’exploitation, sur les effets environnementaux et sur ces nombreux passages au tribunal.

Pour conclure, nous pouvons nous interroger sur les réels bénéficiaires du développement de ces fermes géantes si décriées. En 2011, la Confédération Paysanne avait recensé une partie de ces projets révélant que la majorité était soutenue par des grands groupes de l’agro-industrie (Avril), des grands groupes de distribution (Intermarché, Monoprix) ou encore des syndicats (FNSEA) 18.. Leurs intérêts pourraient être divergents de la simple production alimentaire. En effet, des débouchés seraient visibles dans les biocarburants via la valorisation du digestat et dans le biogaz avec la méthanisation. Les distributeurs pourraient également « réduire le coût de l’alimentation et orienter le pouvoir d’achat vers d’autres produits à plus fortes marges. » 19..

Les scandales et pandémies dans les élevages se multiplient depuis la crise de la vache folle. Reflet des préoccupations sociales, la série danoise à succès Borgen a  consacré un épisode entier montrant les dérives dans la filière porcine, en débutant par l’empoisonnement d’un homme après la consommation d’échine de porc 20., La pandémie mondiale du coronavirus incitent à s’interroger sur l’impact sanitaire des élevages industriel, terrain propice au développement de maladies infectieuses par la concentration d’un grand nombre d’animaux 21..

Cathleen Berthe

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