"Ici, dit la raison
c’est peut-être encore la mer,
la vie puissante
sa tendre indifférence.
Passer est le lot le plus simple.
Passer
et cependant rendre les armes
à la splendeur." Jean-Marie Barnaud extrait de: "Fragment d'un corps incertain" Soirée au poêleFragrance des voiles de nuiten apparence de brume entrelacéeau bois brûlé,avant qu'il ne s'évadedans la sorgue
"Je suis changeant, nous sommes changeants, le monde est changeant. La seule chose qui ne changera jamais, c'est que tout change, tout le temps." Emmanuel Carrère extrait de: Yoga"
"Au loin toujours les rumeurs de moteur, quelques coups de fusils, des aboiements perdus. L'azur par dessus tête à s'asperger la tronche dans l'agonie tranquille. Et puis baisser les yeux tout au fond de l'herbe trempée, des fossés dépeignés. Un pas d'un caillou l'autre sur les chemins qui ne vont nulle part. Sans regarder plus loin que le bout de ses pieds. J'ai la terre dans la main. C'est froid ça fait du bien. Bris de verre d'oiseaux. Gueule de coq. Corbeau carnage. Une mésange toute jaune sur la carcasse très bleu d'un voiture abandonnée. Une gorgée de rouge-gorge et l'écorce écorchée d'un très vieil amandier. Miniature de givre sur la mort des feuilles. Saveurs poisons secrets. Trois mille éclats par centimètre au creux des plantes de rien dont personne ne se souvient. Les baies fluorescentes et l'âtre des lichens. Les pourpres oubliés. Petits bijoux pourris aux dernières grappe des vignes. Je marche plus ignorant qu'un chien qui fourre sa truffe chaude dans les tripailles du monde. Insecte, chasseur, passereaux, chat, promeneur. ça charogne tranquille. Chacun à l'affut de sa goulée ventrue, sa part de lumière à mâchouiller, sa raison de vivre."Thomas Vinau "Tripailles"pour: "ETC-ISTE"
" C’est un vieil homme debout à l’arrière d’un bateau. Il serre dans ses
bras une valise légère et un nouveau-né, plus léger encore que la
valise. Le vieil homme se nomme Monsieur Linh. Il est seul à savoir
qu’il s’appelle ainsi car tous ceux qui le savaient sont morts autour de
lui.
Debout à la poupe du bateau, il voit s’éloigner son pays, celui de ses
ancêtres et de ses morts, tandis que dans ses bras l’enfant dort. Le
pays s’éloigne, devient infiniment petit, et Monsieur Linh le regarde
disparaître à l’horizon, pendant des heures, malgré le vent qui souffle
et le chahute comme une marionnette.
Le voyage dure longtemps. Des jours et des jours. Et tout ce temps, le
vieil homme le passe à l’arrière du bateau, les yeux dans le sillage
blanc qui finit par s’unir au ciel, à fouiller le lointain pour y
chercher encore les rivages anéantis.
Quand on veut le faire entrer dans sa cabine, il se laisse guider sans
rien dire, mais on le retrouve un peu plus tard, sur le pont arrière,
une main tenant le bastingage, l’autre serrant l’enfant, la petite
valise de cuir bouilli posée à ses pieds.
Une sangle entoure la valise afin qu’elle ne puisse pas s’ouvrir, comme
si à l’intérieur se trouvaient des biens précieux. En vérité, elle ne
contient que des vêtements usagés, une photographie que la lumière du
soleil a presque entièrement effacée, et un sac de toile dans lequel le
vieil homme a glissé une poignée de terre. C’est là tout ce qu’il a pu
emporter. Et l’enfant bien sûr.
L’enfant est sage. C’est une fille. Elle avait six semaines lorsque
Monsieur Linh est monté à bord avec un nombre infini d’autres gens
semblables à lui, des hommes et des femmes qui ont tout perdu, que l’on a
regroupés à la hâte et qui se sont laissé faire.