En 1971, dans les Lettres Françaises, Alain Jouffroy écrit une critique élogieuse à propos d'un livre qu'il place en héritier des Champs Magnétiques, signé par une bande de seize poètes âgés de vingt à vingt-trois ans : le Manifeste électrique aux paupières de jupes, paru aux éditions Le Soleil noir dirigées par François Di Dio. Ce " Manifeste anéanti " inspiré à la fois par les surréalistes, les poètes du Grand Jeu et les américains de la Beat Generation, passe quasiment inaperçu à sa sortie mais prendra par la suite le statut de livre culte. Parmi ces seize jeunes court-circuiteurs de syntaxe, nous trouvons notamment Michel Bulteau, Matthieu Messagier, Zéno Bianu, Jean-Pierre Cretin, Jacques Ferry, Patrick Geoffrois. Ensemble, ils proclament : " L'écriture c'est la mémoire. Nous écrivons autour d'une mutilation et du soleil ".

A travers ces armes de proses communes, Matthieu Messagier, le " Dernier des immobiles " (voir le film du même nom réalisé par Nicola Sornaga) et Michel Bulteau, " l'Aristocrate des veines/ Du sang de Palais/ De l'Os du Soleil " ( Sang de Satin, 1972), disparaissent sous un " je " neuf qui se veut celui de la poésie, afin d'entrer " aux rideaux aubifères d'une île particulière, dont le nom parfumé ne figurait plus depuis longtemps au bruyant dictionnaire des sensations et des conversions ".

C'est la pièce la plus récente du binôme électrique qui ouvre le livre, Pléonasme et fortune (2017), long poème épistolaire halluciné dont l'architecture vertigineuse ne cesse de se mouvoir et de se transformer. De nombreuses icônes passent à travers ce voyage - " John Donne fauché/ - nous devons lui rendre grâce -/ conduisait le taxi ", " Elvis Presley n'est pas mort, [...] s'est fait refaire le visage en Roy Orbison pour l'imiter vocalement dans un bar-spectacle boisson comprise malfamé des faubourgs d'Oubangui-Chari en Afrique équatoriale ? " - des abîmes, ce pèlerinage aux confins d'une psyché double, fraternelle, sans panne d'électricité, souvent capable d'injonctions térébrantes et d'envolées goguenardes : " Baissez la tête/ continuez à lire les commentaires/ plutôt que les poèmes/ et vous finirez aux commandes d'un train gavé de géodésies vides. "
De Paris (" La rue Saint-Jacques décroche pour un avenir à la journée ") à " Nashville/ où un organe assassin/ perpétue la chance ", Bulteau et Messagier branchent le lecteur à leur secteur incantatoire, à ce jardin commun de grâces dangereuses qui rappellent à notre siècle et à certains faiseurs de vers français contemporains que " La Grande Poésie/ ça ne vient pas de la vie/ ça la fabrique ".
Tom BuronExuvies électriques de Michel Bulteau et Matthieu MessagierNouvelles éditions Place, 96 pages, 17 euros.