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Retrouver le loup gris dans la nuit saturnienne

Publié le 12 décembre 2020 par Les Lettres Françaises

Retrouver le loup gris dans la nuit saturnienneEn 1971, dans les Lettres Françaises, Alain Jouffroy écrit une critique élogieuse à propos d'un livre qu'il place en héritier des Champs Magnétiques, signé par une bande de seize poètes âgés de vingt à vingt-trois ans : le Manifeste électrique aux paupières de jupes, paru aux éditions Le Soleil noir dirigées par François Di Dio. Ce " Manifeste anéanti " inspiré à la fois par les surréalistes, les poètes du Grand Jeu et les américains de la Beat Generation, passe quasiment inaperçu à sa sortie mais prendra par la suite le statut de livre culte. Parmi ces seize jeunes court-circuiteurs de syntaxe, nous trouvons notamment Michel Bulteau, Matthieu Messagier, Zéno Bianu, Jean-Pierre Cretin, Jacques Ferry, Patrick Geoffrois. Ensemble, ils proclament : " L'écriture c'est la mémoire. Nous écrivons autour d'une mutilation et du soleil ".

Retrouver le loup gris dans la nuit saturnienne
Près de cinquante ans après, les Nouvelles Editions Place publient Exuvies Electriques, un ouvrage réalisé par deux des signataires du Manifeste, Michel Bulteau et Matthieu Messagier. Sous cette couverture dont le format et la couleur ne sont pas sans rappeler le Manifeste, sept poèmes et recueils de poèmes de différentes époques de cette amitié - une collection datée de 1967 à 2017 - auxquels les éditeurs Nicola Sornaga et Cyrille Zola-Place ont associé quatorze collages ; une riche extension des courants alternatifs déployés à l'époque avec leurs comparses puisqu'il s'agit ici de " retrouver le loup gris dans la nuit saturnienne ". Loup qui hurlait déjà lorsque Bulteau et Messagier se rencontraient en classe de terminale au lycée Henri IV, s'opposant tous deux aux commentaires d'un professeur qui dissertait sur L'Education sentimentale.

A travers ces armes de proses communes, Matthieu Messagier, le " Dernier des immobiles " (voir le film du même nom réalisé par Nicola Sornaga) et Michel Bulteau, " l'Aristocrate des veines/ Du sang de Palais/ De l'Os du Soleil " ( Sang de Satin, 1972), disparaissent sous un " je " neuf qui se veut celui de la poésie, afin d'entrer " aux rideaux aubifères d'une île particulière, dont le nom parfumé ne figurait plus depuis longtemps au bruyant dictionnaire des sensations et des conversions ".

Retrouver le loup gris dans la nuit saturnienne
Publiés ici, Essais nucléaires et tremblements de terre (1967), ainsi que Manipuler les hauteurs est de tuer (1968) et ses " montres ovipares / Du soir des temps à voir la lune en rien " sont de cette époque de la rencontre lycéenne. Il nous faut faire un bon de trois décennies pour la partie qui les suit, X Poèmes (1997), une sélection de dix textes numérotés de V à XXII peuplés d'" enfants défricheurs, chavirés " et de " chiens compositeurs de pièces pour clavecin ". Viennent ensuite les textes des années deux-mille et deux-mille dix : Proses bien déprosées (2001) où un " pauvre gosse persiste à prendre des photographies invisibles " et où " la langue du lézard ne prend pas part au procès ", Les barques internes (2010) et enfin les huit poèmes qui composent La vie à Ninive (2010). Toujours, la langue vibre de liens inédits, de mouvements magiques, loin de l'idiome usuel.

C'est la pièce la plus récente du binôme électrique qui ouvre le livre, Pléonasme et fortune (2017), long poème épistolaire halluciné dont l'architecture vertigineuse ne cesse de se mouvoir et de se transformer. De nombreuses icônes passent à travers ce voyage - " John Donne fauché/ - nous devons lui rendre grâce -/ conduisait le taxi ", " Elvis Presley n'est pas mort, [...] s'est fait refaire le visage en Roy Orbison pour l'imiter vocalement dans un bar-spectacle boisson comprise malfamé des faubourgs d'Oubangui-Chari en Afrique équatoriale ? " - des abîmes, ce pèlerinage aux confins d'une psyché double, fraternelle, sans panne d'électricité, souvent capable d'injonctions térébrantes et d'envolées goguenardes : " Baissez la tête/ continuez à lire les commentaires/ plutôt que les poèmes/ et vous finirez aux commandes d'un train gavé de géodésies vides. "

De Paris (" La rue Saint-Jacques décroche pour un avenir à la journée ") à " Nashville/ où un organe assassin/ perpétue la chance ", Bulteau et Messagier branchent le lecteur à leur secteur incantatoire, à ce jardin commun de grâces dangereuses qui rappellent à notre siècle et à certains faiseurs de vers français contemporains que " La Grande Poésie/ ça ne vient pas de la vie/ ça la fabrique ".

Tom Buron
Exuvies électriques de Michel Bulteau et Matthieu MessagierNouvelles éditions Place, 96 pages, 17 euros.

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