Dans son introduction Jean-Philippe Feldman dit ce qui, selon lui, caractérise un libéral:
- il pose l'individu comme premier, [ ne veut pas dire pour autant que l'homme ne soit pas un animal social;
- l'individu est propriétaire de soi, [...] de son travail et de ses oeuvres;
- l'État est limité et fort: il est fort parce que limité: il se borne à garantir la liberté;
(le problème est qu'aucun État ne s'est jamais vraiment borné à garantir la liberté...)
- le libéralisme est libre-échangiste.
Ce qui fait l'Exception française sur la longue durée, de l'Ancien Régime à Emmanuel Macron inclus, est que l'État français n'a jamais été libéral ( État libéral: n'est-ce pas un oxymore?) et que les Français n'ont jamais connu le libéralisme tel que défini ci-dessus.
L'ÉTAT CENTRALISÉIl y a une continuité entre l'Ancien Régime, la Révolution et la France actuelle: l'État y est centralisé. Il l'a toujours été, avec juste une différence de degré.
Cette centralisation n'a fait que croître et embellir avec les siècles. C'est factuel: elle était en effet moindre sous l'Ancien Régime que par la suite.
Un des facteurs aggravants aura été que l'État s'est d'autant plus centralisé qu'il a fait la guerre, ce qui nécessite toujours de lourds prélèvements fiscaux.
L'ÉTAT INTERVENTIONNISTEL'auteur donne de multiples exemples d'interventions de l'État en France tout au long de son histoire et, comme il les donne dans l'ordre chronologique, son livre peut être considéré comme un usuel fort utile.
Ces interventions se font dans tous les domaines sous forme de réglementations (par exemple des prix et des quantités), d'entraves à la libre circulation des biens et des personnes, à l'intérieur du pays comme à l'extérieur, de prolifération de lois identifiées abusivement au droit.
Bien sûr les moyens financiers d'intervention ne sont pas les mêmes hier qu'aujourd'hui, ce qui peut tromper l'oeil et lui faire voir, par exemple, que l'État aurait été gendarme au XIXe siècle ou que la France aurait été libérale en 1900.
Mais il n'en est rien. Ce qui précède paraît toujours libéral en comparaison de ce qui est ou sera. Pour détromper l'oeil, il faut considérer la liste impressionnante de l'interventionnisme à l'une ou l'autre des époques susdites, et cela donne le tournis.
L'ÉTAT PROTECTIONNISTEPendant des siècles, des prohibitions et/ou des taxes s'appliquent à l'entrée comme à la sortie du pays. L'idée que les importations sont mauvaises et les exportations bonnes n'a pas toujours été de mise: mêmes les exportations pouvaient être considérées comme mauvaises...
Il est intéressant de noter au passage que si le suffrage censitaire a favorisé le protectionnisme c'est-à-dire les producteurs au détriment des consommateurs, le suffrage universel, lui, aura favorisé l'interventionnisme...
D'aucuns pensent, par exemple, que le protectionnisme fut moindre sous l'Empire libéral: cela ne résiste pas à l'épreuve des faits. L'auteur démontre même que le protectionnisme fut plus modéré qu'on ne le pense souvent dans les premières décennies de la IIIe République ...
L'ÉTAT DÉPENSIER ET OPPRESSEURAujourd'hui où les dépenses publiques explosent, où les déficits sont récurrents depuis des décennies, où la dette devient abyssale, il faudrait se souvenir que ce fut, entre autres raisons, celles pour lesquelles la monarchie s'est effondrée...
Pour s'en sortir, hier comme aujourd'hui, quand s'endetter ne suffit plus, l'État a recours à l'impôt, ce qui est un vol, certes légal, mais un vol. Mais il y a une autre solution que pratiqua Colbert et qui est encore plus immorale: la banqueroute partielle... (aujourd'hui d'aucuns vont plus loin puisqu'ils parlent d'annulation pure et simple de la dette publique...).
L'auteur rappelle que la France s'est toujours distinguée par l'importance de sa fiscalité par rapport à ses homologues. Elle ne faillira certainement pas à l'avenir à cette réputation douteuse puisqu'elle s'enorgueillit aujourd'hui de traiter le social mieux que tous les autres...
LES LIBERTÉSQuant aux libertés, l'héritage de l'Ancien Régime est lourd et pèse toujours:
- La France occupait la 22 ème position sur 139 dans l' International Property Rights Index en 2015, index international qui mesure le respect des droits de propriété;
- Elle occupait le 25 ème rang pour les libertés personnelles et le 57 ème pour les libertés économiques sur 160 en 2018 dans l' Human Freedom Index, index international qui mesure les libertés humaines.
COMPARAISON AVEC LES ANGLO-SAXONSCette comparaison est très détaillée, et très nuancée, par suite impossible à résumer, d'autant que les idées libérales et leurs applications, aussi bien en Angleterre qu'aux États-Unis, ont varié au cours du temps.
Parmi les éléments de comparaison, à titre d'exemple, on peut retenir que, sous l'Ancien Régime, la noblesse anglaise ouvrait plus facilement ses rangs que son homologue française et qu'elle pouvait faire du commerce sans risquer de déroger comme en France.
Autre exemple, cette fois, relatif aux États-Unis: Tandis que les Français vénèrent l'État, les Américains voient dans leur Constitution une oeuvre sacrée. Ce qui explique aujourd'hui d'ailleurs les réactions de ceux qui n'admettent pas qu'elle soit violée effrontément...
CARACTÉRISTIQUES DE LA FRANCELa France est un pays catholique, du moins l'était: Postuler l'incompatibilité radicale entre catholicisme et libéralisme serait d'autant plus déplacé que la plupart des libéraux français de la deuxième moitié du XXe siècle et du début du XXIe mêlent les deux qualités.
En France, l'envie est un vilain défaut, largement partagé, et l'argent y est tabou: Au mépris aristocratique du commerce se joint l'égalitarisme des sans-culottes.
En France, où le commerce n'est pas bien vu et où l'argent est tabou depuis des lustres, le peuple aime la fonction publique. C'est d'ailleurs un pays où plus de la moitié de la population active dépend d'une manière ou d'une autre de l'État.
En France, l'étatisme est dans les têtes ( les intellectuels préfèrent un ordre construit à un ordre spontané ) et il y est mis dès l'école, avant de l'être à l'université, parce qu'il n'y a pas de liberté d'enseignement, donc pas de marché libre des idées.
En France, règnent ainsi une culture dominante et un consensus idéologique mou , qui sont entretenus financièrement par l'État. L'État subventionne en effet largement la culture et les médias favorables à cette culture et à ce consensus idéologique, si bien que l'État apparaît comme providentiel, surtout pour ces bénéficiaires...
L'IMAGE DU LIBÉRALISMEFace à cela, le libéralisme souffre d'une image écornée parce qu'il s'oppose aux passe-droits, privilèges et autres rentes de situation . Or, en France, comme dit plus haut, plus de la moitié de la population active bénéficie de passe-droits, de privilèges et de rentes de situation de la part de l'État.
Ce qui n'arrange rien, c'est que toutes les tentatives de réformisme dans le sens libéral ont échoué: quand, par extraordinaire, des libéraux ont détenu une parcelle de pouvoir, ils ont trahi leurs principes sous couvert de pragmatisme ou d'utilitarisme.
De plus, des hommes de l'État prétendus libéraux ont échoué justement parce qu'ils ne l'étaient pas, jetant à leur tour le discrédit sur le libéralisme.
Enfin, de nos jours, la source de génies français du libéralisme, tels que Benjamin Constant, Jean-Baptiste Say ou Frédéric Bastiat, semble tarie...
LA SOCIÉTÉ BLOQUÉEAprès avoir lu ce livre, il semble difficile d'être optimiste, surtout avec la crise économique et social qui a commencé et devrait s'amplifier. Car l'auteur ne cache que l'existence d'une telle crise provoque, à l'image d'une guerre, un dirigisme accru.
Parlant des Français, il dit qu'il est difficile de leur reprocher leur passivité: Enserrés par un État protecteur, doucement bercés par le culte de l'assistance, traités en mineurs par des dirigeants qui seuls savent ce qui est bon pour eux, ils sombrent en toute logique dans l'indolence et ils profitent des quelques privilèges qui leur ont été accordés ou qu'ils ont obtenus de haute lutte.
Pourtant il n'est pas résolument pessimiste: À maintes reprises, les Français ont paru exsangues et ils ont fini par se relever du fait de leur ingéniosité et de leurs richesses insoupçonnées.
Il espère bien que la société se débloquera. Cela ne pourra se faire qu'à la condition qu'ils empruntent la seule voie qu'ils n'ont jamais su choisir et que Frédéric Bastiat les invite à suivre depuis longtemps:
Qu'on mette enfin à l'épreuve la liberté!Francis Richard
Exception française, Jean-Philippe Feldman, 528 pages, Odile JacobLivre précédent:
La famine menace-t-elle l'humanité ?, Jean-Claude Lattès (2010)