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LES GRANDES EPAVES — Les Vecsera, Baltazzi et leur salon. Un article de Jean de Bonnefon.

Publié le 15 décembre 2020 par Luc-Henri Roger @munichandco

 Un article dû à la plume magnifique de Jean de Bonnefon à savourer tant pour l'élégance quelque peu cancanière et vipérine de l'expression que pour l'intérêt de son contenu. Cet article aurait pu figurer parmi les textes de Mayerling que j'ai réunis dans mon recueilRodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020). Je l'ai déniché aujourd'hui...


in La Liberté du 15 juillet 1923
LES GRANDES ÉPAVESLes Vecsera, Baltazzi et leur salon

     — Beaucoup de monde, baronne, dans votre salon ! ...    — Il y a trop d'hommes ce soir. Nous, les grandes dames, nous les admettons mieux en détail!  Et un glissement d'yeux sur coulisses de fards et de peintures soulignait cette phrase étrange, la première que j'ai entendue de la bouche petite, mais fatiguée, qui se montrait comme une fraise dès longtemps cueillie sur la face émaillée de la baronne (?) Vecsera mère, née Baltazzi.    C'était pendant L'hiver de 1888, en février. à Vienne, Salesianergasse, dans les salons de cette dame, où les femmes étaient, rares et où les hommes semblaient tenir une petite Bourse du soir : des Grecs, des banquiers israélites, des levantins de tous les mauvais teints se mêlaient à de vieux seigneurs en quête de survivance dans les bonnes fortunes, à quelques officiers très jeunes, à des diplomates de pays peu connus et lointains. Parmi ce cent d'hommes, une douzaine de femmes non encore classées ou déclassées, dominées par la comtesse Larisch aux attitudes de vipère dressée, prête à siffler ou à piquer.    De mari, point. Aucun nobiliaire de la double monarchie ne mentionnait de baron Vecsera. Etait-il un de ces époux absents à perpétuité ou un vrai mort très oublié ? On ne le savait pas. Malgré que, avec de longs soupirs, la veuve probable racontât souvent la fin prématurée de ce diplomate éminent, on doutait : c'est une honnête manière de tuer un homme que de dire à tue-tête qu il est défunt.  Le Vecsera avait été drogman à l'ambassade d'Autriche-Hongrie en Turquie. Il y avait connu la tribu grecque des Baltazzi, avait épousé une des filles, lui avait donné des enfants et avait discrètement disparu. Beaucoup de gens s'étaient mésalliés quelques heures en aimant la veuve.retirée à Vienne dans une maison offerte par le prince O. de W... L'hôtel de la «baronne» était donc signé. Le donateur avait laissé sa carte. Mais les meubles et les œuvres d'art devaient avoir été offerts par plusieurs passants de goûts variés dans le mauvais. Je n'ai jamais vu accouplements de formes et de couleurs plus sauvages : un petit salon de style rococo en bois argenté, tendu de satin vert épinards encore tendres, s'ouvrait sur un grand salon en bois doré à vif sur fond de tapis jaune avec des rideaux de moires groseille, des portières bleu ciel et une sortie de panneau en tapisserie au gros point où s'érigeait l'arbre généalogique des Baltazzi. Car si la maison manquait de mari, elle était pourvue de frères, de beaux-frères. Il n'y avait pas de neveux, cela dit pour les auteurs de la soixante-troisième version sur la mort de Marie Vecsera qui veulent que la jeune fille ait eu pour fiancé un cousin germain.     Adolphe Aderer, dans un petit roman de délicate écriture [Voir ce texte reproduit dans Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020)], sur la mort de l'archiduc Rodolphe, a donné un tableau très ressemblant de la famille Baltazzi, qu'il appelle Bataggi: « Bataggi, le père, originaire de Chio, l'île des vins, était de ces Grecs des îles entreprenants et habiles, vrais descendants de l'astucieux roi d'Ithaque, qu'aujourd'hui on retrouve moins dans la Grèce même que dans ses « colonies », à Marseille, à Alexandrie, à Péra. D'abord employé à Paris dans une banque, la banque Lafitte, le père Bartaggi était revenu en Orient où il prit la nationalité autrichienne pour épouser une demoiselle Lorell, qui lui donna dix enfants. Il fit commerce à Constantinople et à Smyrne,  gagna une immense fortune qui lui permit de doter brillamment ses filles... Mais les millions furent vite dissipés.»     La baronne avait quatre frères qui,  en 1888, représentaient la famille dans les salons hurlants de la Salesianergasse. Alexandre, l'aîné, était célibataire. Hector avait épousé une dame Ugarte, demi-veuve d'un Chilien. Aristide était, depuis 1884, le mari infortuné de Mlle Stockau. Le troisième s'était allié à la famille du baron de Haber par une demoiselle Scharsmitt ou Schwarzmitt.     Ces Baltazzi vivaient de bourse, de courses et d'aventures. L'un d'eux posséda même une écurie assez connue à Paris. Tantôt ils avaient des palais, des équipages, des serviteurs, tantôt ils habitaient d'humbles hôtels près des gares, pour fuir plus vite en cas de mauvaise poursuite.     La baronne était ainsi pourvue de quatre soeurs : Mme Erdœdy était morte en 1875, sans histoire et sans enfants, Marie Baltazzi avait jeté par-dessus les moulins de Paris un monsieur Saint Julien pour épouser un comte, Otto Stockau. En 1889, elle était veuve sans enfants. Eveline Baltazzi avait choisi un autre comte, Georges Stockau, qui lui donna trois filles. La quatrième sœur faisait le bonheur d'un pacha en Asie Mineure.     Aucun membre de la tribu n'avait de fils en 1889 ; il faut le redire pour la fin de l'histoire. Tous étaient dans l'impécuniosité et cherchaient un expédient. La baronne, sœur dévouée, avait souvent aidé les siens. Mais les dons du prince 0. de W... s'épuisaient par les soins d'un jeune coulissier, Jacobus Goldschmitt. qui se payait de services intimes en ruinant la baronne et en remplaçant, dans le portefeuille de sa  « dame », les titres de premier ordre par des valeurs vendues au-dessous du cours du papier. Deux Baltazzi étaient saisis dans leurs biens. Les autres ne valaient pas mieux.    Le grand bal de l'hiver de 1838 était le dernier atout au jeu compliqué de la famille. Le subtil Alexandre avait couvert un capital, une mine précieuse que la comtesse Larisch, contre une commission, avait promis de mettre en valeur. Cette mine s'appelait Marie Vecsera, une des filles de la baronne. Elle avait, en 1888, dix-sept ans, si nous croyons la plaque funéraire du couvent d'Heiligenkreutz, sous laquelle dorment son mystère et son corps blessé : « Ici repose Mary, baronne Vecsera, née le 19 mars 1871, décédée le 30 janvier 1889. » Elle était pure, car elle ne connaissait aucune jeune fille : les Vecsera-Baltazzi étaien gens trop avancés pour que les jeunes, filles de la bourgeoisie viennoise, les jeunes filles bien élevées, fussent autorisées à voir la petite Marie. Puis, toutes les jalousies montaient contre elle, autour d'elle. Car elle était le vibrant miroir de la beauté des mondes. Elle portait en ses yeux, d'un bleu ardent,  un bleu qui devenait sombre dans l'émotion, elle portait l'Orient, celui des rivages, celui des flots, celui du ciel et aussi celui des perles. Toute l'Asie montait, au bord de ses paupières, et se posait sur la longueur des cils. Pour le reste, elle était, petite, en fossettes, avec un teint de fleur, des lèvres naturellement rouges. Elle'semblait ne pas bien se tenir debout sur des pieds trop petits et trop gras. Elle allait d'une marche hésitante qui semblait chercher un sofa. D'ensemble, elle donnait l'impression d'un de ces frais matins qui portent les chaudes promesses d'un ardent midi. Avant de connaître la comtesse Larisch, elle avait l'ingénuité du cœur et de la pensée, et cette clarté d'imagination éternelle que la connaissance de la vie ternit au premier contact. Ignorante comme une femme turque, elle savait seulement la lecture et l'écriture. Encore ne lisait-elle qu'un seul livre, celui d'Henri Heine. J'ai tenu dans mes mains l'humble volume dont les marges, à chaque page, étaient usées par les doigts de la lectrice.     Vraiment, Marie Vecsera, dans une double famille adonnée aux combinaisons, parmi les gens qui jouaient la vie, comme on joue une partie d'écarté avec des cartes falsifiées, parmi les Baltazzi additionnés de la baronne et de Jacobus Goldschmitt, la petite Marie faisait « tache de blancheur ». Sur le fumier où elle avait poussé, elle gardait l'élancement et le parfum d'un lis sauvage. Elle avait le mépris naturel des petits séducteurs levantins qui se croyaient appelés à être près d'elle les aides de camp du dieu Amour. Faite pour la passion, elle rêvait du prince Charmant, aux premières marches des années, de ces années faites comme des degrés qui croulent à mesure qu'on les monte. Elle ne sut jamais rien des marchés marchandés autour d'elle. Elle garda l'innocence de la lame qui brille dans les mains coupables. La comtesse Iarisch, procureuse géniale, eut tôt fait de monter l'imagination de cette enfant en parlant de l'archiduc Rodolphe comme d'un jeune dieu triste, lointain, inaccessible, isolé dans la douleur de son intimité brisée et de sa fonction d'héritier impérial. Car jamais aucune Vecsera, aucun Battazzi n'était entré à la Cour, n'avait vu une fête de la Hofbuurg. L'Autriche était encore un empire, avec une haute façade sur les ruines du passé. L'étiquette fermait durement la porte à ceux et à celles, parmi les sujets, qui n'avaient pas un de leurs proches pourvu d'une charge de Cour. La comtesse Larisch, admise par la volonté de l'impératrice dans la famille impériale, promit à la fillette de Péra de lui faire voir le divin héritier, l'archiduc chargé de légendes, lourd d'espérances. Dans le même temps, la Larisch racontait à Rodolphe l'adoration que lui donnait une petite fille inconnue. La présentation fut faite le lendemain du bal Vecsera, auquel l'archiduc avait violemment refusé de se montrer. Et, du consentement universel, la tempête d'amour éclata éntre la jeune fille enchantée et le prince désenchanté. De mariage, il ne fut jamais question : l'amoureuse savait que l'héritier du trône était marié et la famille se tenait pour très honorée par une alliance du côté gauche. La mère, la baronne, fut vraiment la « dame » de Péra, la Levantine élevée jusqu'à l'abstraction. Cheveux effarés, bouche imprécatoire et turbulente, commère ridicule dans l'écroulement de ses opulences charnues, elle courut apaiser fournisseurs et créanciers, en leur racontant le grand secret :    — Marie est placée, disait-elle avec une voix qui semblait sortir d'un rayon de miel. (Et plus bas :) En amour, ié souis vésouvienne. Elle séra plous encore qué moi.    Les quatre Baltazzi faisaient à la Bourse et sur les champs de courses la confidence de la gloire tombée sur la famille. Leurs colonnes vertébrales, faites pour se transformer en cerceaux à force de révérences, se redressaient en quatre colonnes. Ils étaient semblables à ce grand seigneur du XVIIe siècle dont la fille avait plu au roi de France. Un intermédiaire avait fait la présentation et le père désespéré se jetait aux pieds du roi, disant :    — Qu'ai-je fait pour mériter cet affront ? Sire, Votre Majesté a le désir de ma fille, et ce n'est pas moi qui suis appelé à l'honneur de la mettre dans le lit de Votre Majesté !    Ces longs détails prouvent que l'Autriche était encore une monarchie en mars 1888 et que les Baltazzi, comme les Vecsera, étaient incapables de venger un déshonneur qu'ils tenaient à grand honneur et bon profit.JEAN DE BONNEFON.P.-S. — On annonce la publication de pièces prises aux archives secrètes de la Cour. Il faudra voir. Elles contiendront sans doute la version officielle. Elles ne seront intéressantes que si elles contiennent la minute de la lettre écrite par l'archiduc Rodolphe à Léon XIII au sujet de la princesse Stéphanie, avant que le prince connût la Vecsera, et la minute de la. lettre autographe de S. M. François-Joseph à Léon, XIII, datée du 1er ou 2 février 1889. Tout est là.

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