Un ethnologue au Maroc
Cher Paul,
Tu ne sais pas qui je suis, mais moi, j’ai l’impression de bien te connaître maintenant que j’ai lu ton livre sur le Maroc. En tout cas, le Paul de 1977, parce que j’imagine que tu as bien changé depuis. S’il te plaît, ne montre pas ma lettre à ceux qui n’ont pas encore lu ton livre, il ne faudrait pas leur gâcher le plaisir de découvrir.
Ma mémé était d’origine marocaine. Elle a émigré, et elle a rencontré mon grand père en Auvergne, dans la résistance. Mais je ne connais rien de sa vie au Maroc, et je ne connais rien du tout au Maroc tout court. Grâce à ton enquête, j’ai eu l’impression de vivre un peu là-bas, et je me dis qu’il faudrait que j’y aille un jour aussi. Et toi, Paul, tu ne nous dis pas dans ton livre pourquoi tu as choisi le Maroc – à part le dépaysement -, mais ça aurait très bien pu être en Espagne, en Algérie ou au Vietnam. Toi aussi tu as de la famille qui vient de là-bas, ou bien y es-tu allé simplement parce que c’était à la mode ?
Le passage que je préfère dans le livre, c’est quand tu pars en excursion une journée avec Ali et les deux berbères. La scène du bain est charmante, mais quel dommage que tu ne te sois pas baigné avec eux ! Impossible de franchir le pas, étudier la scène plutôt que de la vivre, pauvre Paul loin de Chicago, mais toujours tenu en laisse par l’université. Merci en tout cas d’avoir partagé ce moment difficile, que j’ai aussi ressenti quand j’étais étudiant. On peut dire que tu t’es bien rattrapé le soir-même puisque tu as conclu avec une des berbères d’Ali ! Malheureusement, ça n’a pas l’air d’avoir été la panacée. Ce n’était même pas une des filles de l’après-midi… Bon, c’était surtout pour se dire : je vais quand même essayer d’en profiter, hein.
J’ai adoré le truc de la voiture-taxi ! Les types, bien sûr qu’ils vont en profiter pour faire des aller-retour au village avec ta super caisse. Ce que je n’ai pas compris, c’est pourquoi tu ne t’es pas mis au diapason. Monnaye les donc tes courses, Paul ! Tu fais payer 5 dirham l’aller-retour, même prix pour une à quatre personnes dans la bagnole, tu montes ton business. L’indépendance ! Bye-bye la fac, papa, maman. Tu t’installes au Maroc, tu deviens un maillon de la société marocaine. Mais je comprends, ne t’inquiètes pas. C’est dur de lâcher tout comme ça. Il faut faire un choix, vivre comme anthropologue, ou redevenir humain. Un humain autre part. Toi tu as choisi de rester ethnologue là-bas, et de rentrer finalement au bercail. Mais tout avait changé, à ton retour à Chicago. Tu n’était plus le même, et les autres non plus. C’est triste quand même. Moi, à ta place, j’y serais retourné au Maroc pour y vivre, et me baigner avec les filles.
Mais bon, en même temps, heureusement que tu es resté anthropologue à Chicago, sinon je n’aurais jamais pu lire ton livre en 2020. Ouf ! Il s’en est fallu de peu. Si tu étais tombé dans les griffes des jeunes berbères, l’anthropologie serait privée aujourd’hui d’une grande œuvre. Que j’ai lue sans voir le temps passer, passionné, par au moins 66,6% de son contenu. Dommage que 33,3% du livre soient consacrés à des statistiques, généralités historiques et économiques, sûrement vraies, mais… Comment as-tu appris toutes ces choses sur la population urbaine, rurale, coloniale ? As-tu consulté des archives au Maroc ? T’en es-tu remis à la bibliothèque de l’université ? Tout cela vient-il de tes informateurs ? J’aurais bien voulu savoir.
Voila, c’est à peu près tout. Excuse-moi pour ma rudesse. Comme on dit, c’est toujours plus facile de critiquer. Mais, sans rancune ! Sache que ton livre, et bien, c’est sûrement le meilleur que j’ai lu l’année dernière, et que ça me donne des idées sur mon terrain à moi aussi. Pas pour les filles locales, non, parce que je n’y ai pas droit, moi. Je suis un homme marié, fidèle, et bon chrétien. Je préfère me couper le bras droit plutôt que de toucher. je ne dis pas que je ne jette pas un petit coup d’œil par ci par là, mais, attention. Pas plus !
Porte-toi bien,
Rémi Brun