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Histoire de l’égalité

Publié le 06 janvier 2021 par Les Lettres Françaises

Histoire de l’égalitéIl y a bien des raisons à s’intéresser au dernier livre d’Aldo Schiavone, rapidement traduit en français, Une histoire de l’égalité. Son sous-titre nous en signale une : il s’agit pour l’historien de dégager quelques « leçons pour  le XXIe siècle ». Et notre siècle est bien traversé par une puissante revendication d’égalité qui prend ses racines dans des bouleversements sociaux et culturels qui ont beaucoup à voir avec l’apparition du capitalisme et de ce qu’on peut appeler la modernité.

S’inscrivant dans une tradition historiciste italienne, faisant ainsi la part belle à l’émergence des concepts et des idées et associant la démarche historienne avec celle du philosophe, Aldo Schiavone a écrit un livre extrêmement stimulant, marqué par une très large érudition à la hauteur d’une ambition qui culmine à la conclusion de  l’ouvrage.

Certes, il faudra passer outre une traduction lourde, voire maladroite qui rend la lecture trop souvent pénible et n’aide pas à clarifier un propos nécessairement complexe. Il faudra aussi accepter que cette histoire de l’égalité est extraordinairement « européanocentrée », au sens le plus précis du terme : la Chine, le Japon, l’Afrique sub-saharienne et les terres d’Islam ne sont pas sollicitées ici (sauf sous la figure rapide d’Averroès en fin d’ouvrage).

L’amplitude du sujet rendait très difficile une histoire mondiale de l’égalité, même pour un auteur aussi érudit qu’Aldo Schiavone, mais ces absences sont à déplorer. Cela donne un aspect somme toute assez traditionnel à cette histoire, une histoire très « intellectuelle » qui a tendance à procéder à une lecture des grandes figures intellectuelles occidentales (Hobbes, Locke, Rousseau, Marx, Tocqueville puis, plus récemment Rawls). Malgré cette perspective sciemment assumée, Une histoire de l’égalité s’avère extrêmement suggestive, notamment en son commencement et à sa conclusion.

Des prodromes antiques

Histoire de l’égalité
Le champ de spécialité d’Aldo Schiavone est l’Antiquité et le droit romain ; il se montre des plus stimulant en analysant l’émergence de la catégorie d’« égalité » dans la Grèce antique. Mais si la Grève voit la théorisation d’une égalité naturelle entre les hommes fondée sur des caractéristiques physiques et mentales substantiellement communes et que théorise le philosophe Antiphon dans Sur la vérité, cette théorisation reste minoritaire. D’abord, parce que prédomine l’inégalité intrinsèque entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les libres et les esclaves : la pensée d’Aristote est sur ce point catégorique.

Plus généralement, l’égalité qui fonctionnera au sein de la cité grecque entre citoyens libres et mâles sera une égalité « excluante », non généralisable et en rien pertinente pour les barbares, les métèques, les femmes, etc. Cette égalité sera encore plus absente à Rome, aux caractères oligarchiques évidents, sauf dans le champ du droit  romain, du ius. Schiavone déploie toute son érudition et ce que l’on ne peut qualifier autrement que comme de la « virtuosité intellectuelle » pour démontrer que le ius, qui n’est pas réductible à la loi ( lex ) se constitue progressivement comme un espace de symétrie, où les hommes apparaissent comme des pairs. Alors que la sphère de la politique était  celle de la lutte d’influence, de pouvoir et de l’argent si bien décrite pas Cicéron, celle du droit est caractérisée par une  forme de neutralité qui met sur un même pied les protagonistes.

La catégorie d’« individu », préalable logique au développement de la catégorie d’égalité ne s’imposa pas toutefois et Schiavone constate impitoyablement que  lorsque les juristes romains posent finalement ces catégories, l’empire romain tardif se fait de plus en plus inégalitaire et autoritaire. Il remarque toutefois avec finesse  – notamment en étudiant la biographie des pères latins de  l’Église – qu’elles sont réélaborées dans cadre théologique par le christianisme antique : l’égalité se déplace dans la  sphère spirituelle alors que la notion d’« individu » se structure à partir de la réflexion sur la Trinité divine. Schiavone  néglige par contre la période du Moyen-Âge d’une manière qui interroge.

La rupture moderne

C’est l’ouverture de l’âge moderne qui lui fait reprendre le fil de son étude : ce qui avait été entraperçu par Antiphon, par les stoïciens, par les juristes latins et les pères de l’Église  réapparaît dans un cadre transformé. Dès le Montaigne des Essais, une commune humanité établit une égalité foncière  des hommes. Cette égalité sert de fondement à la conception hobbesienne du pouvoir délégué au souverain pour limiter l’égale capacité agressive de hommes. Elle sert aussi à  Locke pour définir le statut de l’« individu propriétaire » du capitalisme naissant.

Mais c’est évidemment le Rousseau du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes qui opère la plus grande rupture : l’égalité devient une catégorie générale englobant le politique, le spirituel mais aussi cette fois le social et l’économique. Elle abandonne tous ses oripeaux formalistes pour questionner l’existence matérielle et notamment les catégories de « travail » et de « propriété ». Elle glisse vers un mot d’ordre, une revendication, un idéal repris par le mouvement ouvrier mais déjà mobilisé durant la guerre.

On peut toutefois reprocher à Schiavone – alors que ses  analyses peuvent se montrer extrêmement fines et pertinentes – le schématisme avec lequel la Révolution française est traitée ; les références quasi exclusives à François Furet  trouvent ici leurs limites. La question de l’universalisation de l’égalité, en direction des femmes, des esclaves, des citoyens passifs est négligée en faveur d’un discours qui véhicule les pires clichés sur la « Terreur » de l’An II.

Marx, critique programme Gotha
La partie sur Karl Marx révélera les mêmes défauts, alternant des aperçus éclairants avec des occultations étranges. Comment ne  jamais citer La guerre civile en France lorsqu’on s’interroge sur les aveuglements marxiens sur le renversement révolutionnaire du système capitalisme ? De même la Critique du programme de Gotha aurait pu être analysée, notamment quant à la manière dont Marx a cherché à articuler une égalité des droits de chacun et chacune avec une distribution des biens qui ne soit pas nivellisante.

Vers une égalité impersonnelle

On rejoindra l’auteur toutefois sur le constat que la revendication d’égalité s’est transformée en norme globale, voire en droit national et international : la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU en 1948 est acceptée par tous les pays. Elle a ouvert un cycle où l’égalité  réelle en faveur des masses populaires s’est combinée, notamment en Europe mais aussi dans certains anciens pays colonisés, avec de réels progrès démocratiques. L’affirmation du travail et des travailleurs a fécondé une démocratie ayant admis le suffrage universel et la représentation des classes populaires dans l’espace politique par l’intermédiaire des partis ouvriers.

Ancien membre du PCI, Aldo Schiavone porte un regard marqué d’une certaine nostalgie lucide envers cette séquence historique qui ne fait que contraster avec le présent. Il constate implacablement que si la revendication d’égalité s’est maintenue et anime de  nombreux mouvements de tout type (sociaux, féministes, etc.), elle contraste avec une explosion des inégalités au niveau mondial. Le capitalisme techno-financier qu’il décrit de manière stimulante est porteur d’une idéologie consumériste et individualiste dévastatrice pour l’égalité. Et en  déqualifiant le travail physique et les prolétaires contemporains, en les externalisant et les reléguant, le capitalisme actuel fragilise le bloc historique qui l’avait affaibli.

Le diagnostic est aveuglant de vérité. Il débouche sur une  nouvelle conception de l’égalité qui dépasserait l’individualisme du « je » ou le collectivisme écrasant du « nous » sans  les détruire pour autant. Schiavone propose une « égalité impersonnelle et commune » dans le prolongement de ce qu’avait envisagé jadis Montaigne, mais aussi à leur manière Spinoza et Hegel, deux penseurs critiques de l’individualisme bourgeois.

Les suggestions sont fortes, bien qu’on puisse s’interroger sur l’emploi du substantif « impersonnel », connoté assez négativement en français. Elles auraient été plus pertinentes encore si Schiavone les avaient associées à une suite de propositions concrètes lui donnant une vraie force propulsive. Il s’agit là d’une limite, parmi d’autres, d’un ouvrage brillant quoique inégal, lumineux bien que partial et partiel, mais qui donne assurément matière à  réfléchir.

Baptiste Eychart

Une histoire de l’égalité. Leçons pour le XXIe siècle, Aldo SchiavoneTraduit de l’italien par Giulia Puma.  
Éditions Fayard, 278 pages, 24 €


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