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Hommage à Alberto Neuman, pianiste, par Catherine Imbert-Lauxerois

Publié le 12 février 2021 par Slal


En avril 2008, à l'occasion d'un magnifique concert au théâtre Ranelagh à Paris, notre cher Alexandre de Nuñez nous avait fait mieux connaître sur le site un compatriote, exilé comme lui, pour qui il professait la plus profonde admiration. Le pianiste Alberto Neuman. Voici qu'en l'espace de quelques semaines la mort subite a choisi de réunir le trop jeune et l'ancien dans l'amour de leur pays d'origine, et de celui qu'ils ne voulaient plus quitter. Catherine Imbert, pianiste également, avait accompagné l'enregistrement d'un beau texte http://www.ameriquelatine.msh-paris.fr/spip.php ?article185. Elle nous fait partager ici son émotion devant le départ de son maître, et elle nous donne l'occasion d'évoquer celui de l'ami avec qui nous avons créé ce site.

Paris, Angoulème, le 2 février 2021

Hommage de Catherine Imbert-Lauxerois à Alberto Neuman

Nous y sommes, cher Alberto, vous nous avez quittés. Un matin de janvier, comme votre chère amie Maura, dont vous m'annonciez, au téléphone, effondré, en pleurant, le décès, le 7 janvier 1989. Votre chagrin à découvert, vous si pudique, me bouleversait. Vous me répétiez : « Je l'aimais tellement, Maura ». Vous aviez fondé une école à Rome avec elle, élèves tous les deux de Michelangeli qui, lui, avait choisi, un 5 janvier, pour naître. Son cadeau d'Épiphanie, la bonne nouvelle, pour le pianiste que vous seriez un jour.

Vous voilà enfin ré-accordés tous les trois, comme vos pianos, Maura, Michelangeli et vous, à travers le mois de janvier, pour mourir ou naître. Pour mourir et re-naître. Car vous savez qu'en Roumanie, on naît au Ciel, on n'y meurt pas.

Nous aussi, cher Alberto, vos élèves et amis réunis ici, auprès de vous en dernier hommage, nous vous pleurons car nous vous aimions. Mais il était si difficile de vous le faire entendre, malgré votre oreille absolue d'expert et de poète. Vous vous refusiez à tout lyrisme sentimental et pourtant, vous étiez, au fond de vous, touché de percevoir l'attachement de celui qui ne devait pas vous le dire. Ménager votre sensibilité ultra-sonique. Vous préserver de l'autre. Et pourtant le désirer près de vous. Car votre silence en disait long, ainsi que le sourire qui filtrait de vos lèvres, les yeux brillants d'émotion à vous savoir aimé. Et puis, d'un trait d'humour, soudainement, et d'un rire qui déchirait le voile, vous stoppiez net toute mélancolie qui aurait pu parasiter votre univers. Comme lorsqu'en jouant, vous balayiez, d'un geste quasi électrique, toute vibration trop prolongée.

Façon spectaculaire, votre main retombant dans le vide, de ne pas sombrer dans un fade alanguissement.

Grâce à cette pédagogie du rire et de la bonne humeur, ce qui me reste de votre personne, paradoxalement, c'est votre joie. Une joie forte, violente, communicative. C'était un devoir et un jeu, pour vous, de propager la joie, l'optimisme, la gaieté, la bonne humeur, le rire long et salutaire. Celui qui donne la santé.

Façon spectaculaire de ne pas faire apparaître l'ébranlement de l'âme jusqu'à ses plus profonds replis. Surtout laisser enfouies nos solitudes immémoriales, abyssales. Les taire.
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Vous me disiez : « Je n'ai de joie qu'avec mon chien. » Vous parliez de votre adorable Lewis, qui succéda à Péché auquel vous laissiez des messages sur votre répondeur téléphonique, à La Varenne, pour rompre sa propre solitude, vous attendant, près du poêle, revenir d'Angoulême.

Vous m'écriviez il y a 10 ans déjà, « Mes chiens sauront me retrouver dans la Jérusalem Céleste ».

Vous êtes déjà en partance pour cette Jérusalem, où ils vous attendent avec Maura et ABM, les vôtres, vos aimés, votre famille d'Amérique du Sud dont vous étiez exilé ; enraciné dans votre musique, vous la faisiez revivre dans les aigus d'Apanhei de Nazareth, comme si vous les jouiez sur un harmonica de verre, cher à Mozart, abandonnant votre public en état de sidération. En état d'interrogation. Comme ce point d'interrogation que vous faisiez pour conclure une des scènes d'enfant. L'enfant que vous restiez, au fond. Quel était-il, nous demandions-nous ? Vous m'écriviez : « Je reste seul, mais avec les aventures de l'esprit ».

Mais quel esprit ! Vous qui cherchiez le dialogue avec les neurologues pour échanger sur l'interaction des hémisphères du cerveau, un de vos thèmes favoris.

Vous aimiez citer de Pachmann, Schenker, Gisèle Brelet, l'incontournable, Herrigel, ne pas venir vers vous sans avoir lu, avant de déchiffrer une œuvre, son Art de tirer à l'Arc. Votre conseil : « Voyez le point où la flèche ira ».
 Vous faisiez une quasi-obsession de la question de l'Ur-Melodie, « Cherchez la cellule, Catherine », était votre commandement. Votre enseignement était de recomposer la partition en l'interprétant face au public. « La page est blanche au moment où le récital commence ».

Vous nous demandiez de réanimer l'œuvre, de la dépoussiérer de la tradition des conservatoires, des conservateurs qui « conservaient la musique en boîte », et en ce sens, vous vous rapprochiez de Celibidache, ce musicien que vous aimiez pour avoir dirigé Michelangeli, à merveille. Un Roumain, encore, dont vous parliez souvent, chez nous, avec sa femme Ioana, comme de Lipatti et Enesco que vous aimiez.

Homme de théâtre, sculpteur, orfèvre, peintre, chaman, improvisateur, expert juridique en repérage de plagiats, vous étiez ce kaléidoscope aux prismes multiples, qui ne se prenait jamais au sérieux mais qui nous révélait le sérieux de la musique et nous imposait le respect du compositeur à l'œuvre.

Parfois, quand on s'y attendait le moins, vous délivriez un message, au hasard d'une conversation anodine, à celui qui voulait l'entendre ou à celui qui semblait sceptique, interrogatif. Avec malice, pour trouver la voie... le Tao, vous nous égariez, tout en nous indiquant une piste : « Il faut suivre celui qui cherche et fuir celui qui a trouvé. »

Souvent, la réponse que vous donniez compliquait la question primordiale. Quoique déstabilisante, elle galvanisait la curiosité entraînant une nouvelle interrogation sur un autre problème. Car « ne pas trouver, chercher… », était votre hobby ! Comme :
« Le rythme, c'est ce qui s'écoule entre deux notes. Lisez Octavio Paz ».


Alberto était un fabricant d'images de son. Ses « trouvailles » sont le mystère d'Alberto. Elles constituent sa marque de fabrique, son sceau, son label. Ce sont ses armoiries, sa signature, reconnaissable entre toutes, même si son interprétation change et fluctue comme la mer, le vent, différente à chaque saison. Jusqu'à l'après-dernière note, il écoute le son et sa libération. Chercheur d'or inassouvi. Fabricant d'étoiles.

Avec Alberto, le public assistait au processus de la création et atteignait, dans l'élan commun, la seconde de ce Big Bang dont il se voulait le chantre et le pionnier au piano.

Il affrontait l'arène, « avec », espérait-il, « la bienveillance du public, car il faut du courage pour s'exposer ainsi », m'avouait – il.

Sachez, Alberto, que non seulement vous aviez notre bienveillance mais notre impatiente admiration et notre fascination de vous voir et de vous écouter sur scène. Vous nous avez tous captivés. Vous nous avez tous marqués. Vous ne nous avez jamais laissés indifférents. Vous étiez tellement différent et autre que les autres. Vous ne vouliez pas leur ressembler. C'était une détermination chez vous. Le choix de toute une vie. Merci de cette trace qui restera gravée en nous comme celle de vos disques et de vos mots aussi précieux que votre jeu et que vos jeux.

Vous nous avez apporté pour toujours des joies extraordinaires car vous étiez notre pianiste, original, originel, fantasque, amusant, sympathique, courageux, frondeur parfois, dandy de temps en temps et avec coquetterie, adorablement provocateur à vos heures, mais surtout vous étiez sphinx d'Égypte, nous quittant toujours avec un mystère à la clé.

Comme vous venez de le faire.

Comme vous êtes parti vendredi, dans le silence définitif d'un coma subit, celui du comma, cet intervalle si minuscule que l'oreille a peine à l'entendre. Vous êtes parti, de façon muette, comme vous vous amusiez à faire jouer vos doigts de façon muette, parti de façon aussi légère et floue, que le sfumato de pédale dans Schubert, qui semble exhalé puis comme évaporé de vos doigts, ce soir encore, du Ranelagh. Impalpable moment musical, si vivant. Car il y avait une vie intense dans ce que vous enleviez. « N'ajoutez pas, enlevez », était un de vos conseils. Celui que vous donnait Michelangeli. Comme lui, vous nous avez montré « la voie, la base ». C'étaient ses mots. Vous nous avez ouvert une porte « afin qu'on parcoure ensuite le chemin ». C'est ce qu'il fit pour vous, m'aviez-vous confié.

Puissiez-vous nous autoriser à vous retrouver, parfois, sur votre chemin, dans vos escales, au cours de ce voyage que vous venez d'entreprendre, comme celui de Dante dont vous nous parliez à Arezzo, chez le Comte Guichardin.

Vous méritiez le Ciel. Il vous est acquis.

Vous saurez qu'on oubliera de vous oublier. « Pour ne plus penser à toi, je me suis couché sous l'arbre de l'oubli. Mais au réveil, je me suis souvenu de toi car j'avais oublié de t'oublier ». C'est vous-même qui nous chantiez ces paroles de la milonga de Ginastera.

Nous n'oublierons pas non plus celle de l'Ange de Piazzolla dont vous jouiez la Résurrection, avec une basse ostinato implacable, pizzicato, rythmée de la tête, dans un mouvement inflexible qu'il paraissait impossible d'arrêter. La main gauche et la tête dansaient avec l'Ange qui ressuscitait sous nos yeux. On avait l'impression que l'Ange s'arrachait de ses propres ailes pour revivre comme le phénix, et échoir, sur une rive de sable fin, dans un air d'une mélancolie extrême, de quatre portées seulement, pour reprendre sa marche au Ciel, da capo.

Grégory, votre cher élève, celui que vous avez « façonné » saura le ressusciter pour vous. Et vous aurez ressuscité devant nous, pour nous, vos disciples, vos apôtres. Nous dirons à tous les étoiles qui parlaient à votre oreille, vous qui nous avez élevés vers elles, un autre soir, à Fléac, avec Bach, dans le choral Réjouissez vous Chrétiens bien-aimés.

J'avais raconté ce vol vers l'infini, dans La lettre du Musicien. Je vous le redis, le revivant, si vivant, 22 ans après, si fière de vous. Transfigurée de joie.

« Votre Inconditionnelle », comme vous m'appeliez,

Catherine.

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