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La véritable nature du changement du monde

Publié le 17 février 2021 par Magazinenagg

 Que ce soit dans le domaine politique, scientifique, économique ou social, le changement disruptif ou radical est souvent la résultante d’une accumulation de petits changements modestes au cours du temps.

Comment le monde se transforme-t-il ?

Lorsque Charles Darwin a proposé sa théorie de l’évolution des espèces, il a imposé l’idée pour longtemps d’une évolution continue, par petites touches. Un papillon noir devient un papillon jaune en passant par toutes les couleurs intermédiaires, au travers de multiples générations.

Les progrès de la science ont montré cependant que l’évolution se fait de façon beaucoup plus brutale que cela, avec des mutations très importantes d’une génération à l’autre. En fait, dans l’évolution des espèces, la majeure partie du changement se produit par sauts brutaux.

Cette opposition entre un changement continu et un changement brutal, entre un monde linéaire et un monde non linéaire, masque une réalité plus nuancée pour ce qui concerne les systèmes sociaux que sont les collectivités humaines, comme les marchés, les nations ou les organisations.

Lorsque le 26 novembre 1974 elle prend la parole devant le Parlement pour défendre son projet de loi de légalisation de l’avortement, Simone Veil, ministre de la Santé, sait que la partie ne sera pas facile. Les débats sont houleux : la ministre est durement attaquée, elle subit insultes, attaques personnelles et menaces de mort, mais la loi est finalement adoptée fin 1974 et promulguée début 1975.

Comme elle le remarque elle-même dans son discours, si elle peut présenter son projet c’est grâce à ceux qui ont œuvré pour une évolution de la législation depuis plusieurs années. Durant les mois qui précédent, la commission parlementaire a « entendu, pendant de longues heures, les représentants de toutes les familles d’esprit, ainsi que les principales personnalités compétentes en la matière. »

Entre 1956 et 1967, onze propositions de loi avaient été déposées par des formations de gauche pour modifier la loi de 1920, très restrictive. Toutes seront repoussées, mais en 1967, la loi Neuwirth marque un progrès, même s’il est limité, la majorité n’osant heurter son aile conservatrice, très hostile à une telle évolution. Le débat s’amplifie, relayé sur le terrain par une action militante ancienne qui s’accélère après les événements de 1968.

La plus marquante est le fameux Manifeste dit des 343 salopes (selon l’expression toute en finesse de Charlie Hebdo) : dans une tribune publiée par le Nouvel Observateur le 5 avril 1971, 343 femmes, dont beaucoup de personnalités, déclarent avoir avorté et réclament « le libre accès aux moyens anticonceptionnels et à l’avortement libre ». Aucune de ces femmes ne sera poursuivie, ce qui est le signe d’une évolution en profondeur des modèles mentaux du corps social. Le manifeste en inspire un autre en 1973, celui de 331 médecins se déclarant pour la liberté de l’avortement.

LE CHANGEMENT, LENT D’ABORD, PUIS TRÈS RAPIDE

Le vote de la loi en 1974 n’est donc pas un coup de tonnerre venu de nulle part, mais plutôt l’aboutissement d’un combat commencé de nombreuses années auparavant par des activistes et des anonymes qui, peu à peu, ont par leurs actions fait accepter l’idée et préparé le corps social à une évolution majeure et poussé les politiques à agir. Ce qu’on voit c’est le courage de la ministre face à une opposition violente. Ce qu’on ne voit pas, c’est ce microscopique travail de l’ombre par des anonymes. Il est pourtant essentiel.

Ce grand changement, concrétisé par une action décisive après une longue période de petites victoires qui le préparent et le rendent possible et effectif, n’a rien d’exceptionnel. Historiquement, au contraire, que ce soit dans le domaine politique, scientifique, économique ou social, le changement disruptif ou radical est souvent la résultante d’une accumulation de petits changements modestes au cours du temps. Le changement peut survenir brutalement, mais sa genèse est souvent très ancienne.

Ainsi, la révolution du low cost aérien débute en 1971 avec le lancement de SouthWest Airlines, une compagnie aérienne comptant seulement trois avions. Il faut attendre les années 1990 pour qu’elle ait un effet sur les compagnies aériennes traditionnelles et que celles-ci commencent à réagir.

De même, James Watt n’a pas inventé la machine à vapeur. Celle-ci est le produit du travail d’au moins une dizaine d’inventeurs, dont certains ont apporté de modestes contributions, et d’autres des contributions plus importantes. Watt a eu un apport décisif, et c’est pour cela qu’il est resté célèbre, mais il ne faut pas oublier tous les autres ni le fait que cette invention s’est déroulée sur plusieurs décennies. Ce n’est donc pas un éclair de génie survenu un jour particulier, mais le fruit d’un long processus plein de petites victoires et de pas mal de défaites.

Dans le domaine scientifique, Arthur Koestler relate, dans son ouvrage Les somnambules, comment les pionniers de la science – Copernic, Kepler, Brahé, Galilée – n’ont progressé que péniblement pendant près d’un siècle parmi le brouillard des thèses erronées pour pouvoir ouvrir la voie à la physique newtonienne, qui n’est donc pas née d’une simple pomme tombant d’un arbre.

« Nous sommes des nains sur des épaules de géants », disait d’ailleurs le philosophe Bernard de Chartres au XIIe siècle, soulignant ainsi l’importance pour ceux qui ont une ambition intellectuelle de s’appuyer sur les travaux des grands penseurs du passé, y compris lorsqu’il s’agit de les démentir.

Dans le domaine industriel, plusieurs études sur la micro-innovation sont également compatibles avec l’idée de petites victoires.

Par exemple, l’étude très documentée du chercheur Samuel Hollander sur la diminution des coûts de production de la fabrication de fil de rayonne/viscose dans cinq usines de Dupont de Nemours sur une période de trente ans montre que ceux-ci résultent pour plus des deux tiers d’améliorations techniques mineures plutôt que de changements majeurs.

C’est d’ailleurs le grand enseignement de la révolution japonaise des systèmes de production à partir des années 1970 : vingt ans de petites victoires ont amené l’industrie automobile japonaise au sommet. Ces petites victoires sont venues de la base.

Ce que Toyota a construit est un système permettant des petites victoires, système qui repose sur l’engagement des collaborateurs, notamment des ouvriers. Cela allait à l’encontre du modèle mental manufacturier occidental façonné par Taylor, caractérisé par un changement uniforme synoptique dirigé par le haut, dans lequel le pouvoir créatif est retiré aux ouvriers et confié à l’encadrement. La véritable révolution japonaise est de mettre au point un système qui permet la petite victoire en bas et sa transmission à l’ensemble.

Le changement disruptif est donc non linéaire, c’est-à-dire qu’il commence par une période d’incubation parfois très longue sans effet visible suivie d’une période dans laquelle les effets finissent par se cumuler et ont un impact massif. Que l’on parle d’innovation, d’entrepreneuriat, de transformation organisationnelle ou sociétale, le phénomène est le même : il est non linéaire et, sauf en cas de crise majeure où la survie du système est en jeu à très court terme, il faut travailler longtemps avant que les effets tangibles se produisent.

On voit donc qu’il n’y a pas de contradiction avec une approche par petites victoires et la capacité, à travers cette approche, à changer un système de manière profonde, bien au contraire. Small is big comme disent les Américains.

UN DÉFI POUR L’ACTIVISTE

La nature cumulative et relativement lente du changement radical pose naturellement une double difficulté :

  • d’une part, les efforts de l’activiste seront pendant longtemps sans effet visible au niveau global, ce qui peut se révéler très frustrant en donnant l’impression que ses efforts ne servent à rien ;
  • d’autre part, l’impatience face à la lenteur des résultats peut susciter une demande d’accélération.

C’est ce qu’on observe souvent au sein des organisations où les dirigeants veulent des résultats rapides (« Je veux trois licornes d’ici l’année prochaine, déclarait ainsi l’un d’entre eux à sa nouvelle équipe disruption). Cette impatience est la principale source d’échec des programmes d’innovation et de transformation.

Elle existe en politique également où les candidats pensent en termes de la prochaine élection, et sont réticents à engager un travail de fond qui leur semble ingrat. C’est oublier que toutes les révolutions se sont d’abord construites dans les têtes, avant de se traduire politiquement, et que le changement collectif est de nature sociale ; il n’est donc pas rapide, du moins pas dans sa phase initiale ; il commence et se développe durant longtemps avant d’accélérer.

Le meilleur moment pour planter un arbre, dit l’adage populaire, c’était il y a dix ans. Hormis l’apprentissage de la patience, qui semble un objectif ambitieux pour ceux qui nous dirigent, il n’y a guère de solution. Pour ce qui est de l’activiste, en revanche, le meilleur remède contre la frustration et le sentiment d’inutilité est de faire en sorte que quelques petites qu’elles soient, ses actions aient un impact réel, même si il est limité. C’est le sens même de la notion de petite victoire.

Cet article est tiré de mon prochain ouvrage Petites victoires : Redéfinir l’échelle de l’action collective pour transformer le monde, à paraître le 25 mars aux Éditions Diateino.


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