Altruismes* matinaux
5h55 : Ma nuit est terminée. J’entends ma petite dernière se préparer avec une heure d’avance, je décide donc à mon tour de me lever.
6h15 : Je descends ouvrir la porte du jardin au chat. Je constate que mon fils aîné a laissé la porte d’entrée ouverte, en plus du bruit qu’il a fait hier soir. Ma colère monte.
Par ouverte, je veux dire qu’elle n’est pas fermée à double tour : c’est-à-dire que si quelqu’un casse la vitre (vitre épaisse des anciennes portes d’entrée art déco), il peut en faufilant sa main -par le morceau de vitre qu’il aurait cassé- appuyer sur la poignée intérieure et donc ouvrir facilement la porte. Ouvrir « facilement » à supposer que personne n’ait entendu les bruits d’effraction, et surtout moi qui ai un sommeil extrêmement léger.
6h25 : Je suis dans la salle à manger devant mon ordinateur. Je veux profiter de l’heure qu’il me reste pour travailler sur un sujet qui me tient à cœur en ce moment.
6h28 : La porte d’entrée claque, on chante en bas, ça parle fort. Je devine que mon fils vient de rentrer en compagnie du même ami qu’hier soir. Ils ont donc passé une partie de la nuit dehors ce qui m’apparaît très rassurant. En dépit du couvre-feu, certains osent s’affranchir d’interdits inutiles.
6h30 : De nouveau, bruit de la porte d’entrée. Je devine que son ami est parti. J’entends alors mon fils monter les marches 4 à 4. Il fait irruption dans la pièce joyeusement :
-« Maman, j’ai quelque chose d’important à te dire, il y a une énorme merde devant la porte d’entrée, pile au milieu du passage, il faut que tu le dises aux filles sinon, elles vont marcher dedans en partant en cours, c’est sûr ! Tu vois comme je suis altruiste ? Ça c’est de l’altruisme. »
Il est extrêmement fier de lui, très enthousiaste, l’euphorie d’une nuit alcoolisée sans sommeil.
Après l’avoir réprimandé sur le bruit qu’il a fait dans la nuit (j’oublie de parler de la porte laissée ouverte), je lui réponds :
« Heu, l’altruisme, ça serait plutôt d’enlever la merde tu ne crois pas ?
Lui : « Ah non mais là, j’ai pas la foi, je suis fatigué là, je vais me coucher mais quand même je suis super altruiste, je suis venu vous prévenir. »
6h32 : Je descends pour nettoyer l’étron. Zut la porte d’entrée a été soigneusement refermée. Je remonte chercher la clef.
6h33 : J’ouvre la porte. Après une analyse visuelle de la déjection canine (le pluriel serait plus approprié) je perçois que la tâche va être délicate. Le trottoir est large et fait plus d’un mètre et il a plu.
Je vais remplir un seau d’eau. Personne à gauche, à une dizaine de mètres sur la droite, quelqu’un attend le bus. Mes filles partiront toutes les trois vers la droite pour rejoindre, l’une son collège, les deux autres leur lycée. Je lance mon seau d’eau avec puissance, forte inclinaison à gauche. Une partie des excréments s’est déportée d’environ 50 cm (ouf les chaussures des filles sont sauvées), l’autre a bougé de 3 cm et me nargue. Elle vient de se mêler à une touffe d’herbe, la tâche devient ardue. Je referme la porte. Je vais pouvoir retourner à mes occupations. Mais le remord m’assaille.
Quelqu’un va forcément marcher dedans et même si du pied gauche, ça porte bonheur, j’imagine le désarroi du passant matinal. Je dois y retourner, renouveler mes efforts afin de guider toutes les crottes vers la route, ou plutôt le caniveau, afin qu’aucun piéton ne soit emmerdé. Deux seaux d’eau supplémentaires, le balai en paille pour débarrasser la touffe d’herbe de son encombrant parasite, laver le balai…
6h45 : De retour devant mon ordinateur, je suis en plein réflexion sur la notion d’altruisme. Est-ce moi qui ai transmis cette valeur à mon fils ? Il faudra que je pense à remercier l’odieux propriétaire du chien sans qui cette réflexion n’aurait jamais existée.
Louise Tristan