Une correspondance de L'Événement donne les graves détails suivants :
Munich, le 20 juin 1886.
La première fois que j’ai vu Louis II de Bavière, c’était à la cour impériale de Saint-Pétersbourg. Il était venu faire une visite au tsar Alexandre II, dans l’intention. disait-on, d’épouser sa fille, la grande duchesse Maria Alexandrowna, actuellement duchesse d’Edimbourg. Le mariage ne se fit pas. La cour s’était effrayée des excentricités du jeune roi. Voici un exemple entre mille : L’empereur lui indiquait qu’en son honneur il donnerait une parade de la garde impériale à laquelle soixante mille hommes prendraient part. Louis II répondit : « Majesté, vous savez que je déteste les soldats ; si vous vouliez me faire un grand plaisir, ordonnez donc qu’on joue demain, au Théâtre Impérial, le Lohengrin de Wagner, j’aimerais beaucoup mieux cela que toutes les revues et manœuvres du monde. » Le lendemain, au Théâtre Impérial de Sainte-Marie on jouait effectivement le Lohengrin, mais du mariage il n’était plus question. Je ne suis ni Français ni Allemand ; je n’ai donc pas plus de haine que de sympathie pour l’Allemagne. C’est dans cet esprit impartial que je vous communique tout ce que j’ai pu savoir sur la mort de Louis II d’après mes renseignements à la cour, auprès des personnages officiels, auprès des domestiques, et chez de simples paysans. Louis II était très aimé de son peuple et surtout des montagnards bavarois ; on lui pardonnait ses excentricités, on n’y faisait pas même attention ; tous sans exception nient sa folie. On dit que les derniers événements ne sont que les effets de la politique de M. de Bismarck dont on connaît la devise : « Deutschland über alles. » C’est toujours la même histoire : la force prime le droit. J’allais oublier que je ne veux vous communiquer que des faits sur la mort de l’infortuné roi. J’ai vu le docteur Schleiss, médecin du roi, et je l’ai interrogé sur ses déclarations voici ce qu’il m’a répondu : « L’autopsie n’a rien prouvé du tout. Tout noyé ou asphyxié a dans le cerveau des signes de perturbation que l’on peut prendre, si l’on veut, pour des signes d aliénation mentale Le feu roi était excentrique, exalté si vous le voulez, mais il n’était pas fou. En ce qui concerne ses prétendues passions honteuses, les exemples de troubles dans le cervelet qui ont été constatés sont plus fréquents qu’on le pourrait croire. Même dans l’histoire, on n’a jamais dit que Charles XII de Suède était fou et c’était aussi un Roi Vierge, un roi qui n’a jamais de sa vie touché une femme. Si je me suis contredit moi-même, je ne 1'ai fait que pour ma patrie, l'Allemagne : Deutschland über alles. Puisque vous êtes étranger, je vous parlerai franchement. » La mort de Louis II était nécessaire au salut de l’Allemagne ; le roi idéal est mort suivant un programme officiel arrêté depuis longtemps. De Munich, je me suis rendu à Schloss-Berg, au bord du Starnberger See, et j’ai examiné la place où le corps du roi et celui de son médecin, M. de Gudden, ont été retrouvés. J’ai interrogé le serviteur le plus fidèle du roi Louis II, le vieux domestique Karl Maes ; voici le récit qu’il m’a fait de la triste fin de son maître et qu’aucun journal allemand n’a eu le courage de publier : " Quand on a découvert les deux cadavres on a remarqué des empreintes de pas près du rivage, preuve d’une lutte acharnée Le pardessus, la redingote et le veston du roi, son parapluie et son chapeau retrouvés sur le bord du lac ont changé les suppositions en certitude Les nombreuses empreintes de pas étaient de dimensions très diverses. Personne n’a parlé de cela ; mais pourquoi !... " Ayant appris, en outre, qu'une petite fille de six ans avait été témoin du drame, je suis allé la voir ; c’est la fille d’un fermier aisé qui habite aux abords du lac. Voici ce qu’elle m’a raconté : « Ce jour- là, je promenais près du lac, j’ai vu deux hommes s’approcher du bord en causant tranquillement ; l’un d eux était de très haute taille. Tout à coup, ajouta-t-elle, j’ai vu bondir d’un taillis une troupe d’hommes qui se sont jetés sur les deux promeneurs. Une lutte très vive s'engagea et, bientôt l’un d’eux fut jeté à l’eau. Effrayée, je me suis enfuie." Le soir, vers sept heures, on trouvait les cadavres du roi Louis de Bavière et de son médecin, noyés dans un mètre d’eau. Tout ceci donne à réfléchir ; dans toute la Bavière et même en Allemagne on commence à s’émouvoir ! Il est naturel que les journaux allemands restent muets. La main d’acier du chancelier de fer a trop bien pris ses mesures ; mais il ne peut empêcher qu’en Angleterre et en Amérique on commente la mort du roi de Bavière, qui fut peut-être exalté et extravagant, mais qui valait peut être mieux encore que beaucoup de ses semblables. Il n’a eu qu’un tort, celui de n’avoir jamais voulu plier sous la main despotique du prince de Bismarck. Je termine. On sait que le roi Louis II détestait l’uniforme militaire. La dernière fois qu’il endossa, c’était en 1870,obligé qu'il était par l’étiquette et les événements. Depuis ce temps là, il s’est toujours habillé en civil ; malgré cela, il vient d être enterré dans l’uniforme qu’il a abhorré toute sa vie.
Sur les rapports entre Louis II et la Prusse et la main mise bismarckienne sur la Bavière, voir les textes que nous avons recueillis dans notre livre
Louis II de Bavière.
Le Cygne des Wittelsbach, BoD, 2019. (ISBN 9782322102006).